Manifestation à Vienne contre l’arrivée au pouvoir du FPÖ, REUTERS/Kirsti Knolle
« Évidemment, nous ne ferons rien », lâche fataliste Claude Cheysson, alors ministre des Relations extérieures de François Mitterrand, au journaliste qui le presse de réagir au coup d’État du général Jaruzelzki qui vient d’avoir lieu en Pologne ce 13 décembre 1981. « Évidemment, nous ne ferons rien » sera aussi la réponse de l’Union européenne à ceux, très peu nombreux pour l’instant, qui s’indignent que, presque 80 ans après l’Anschluss, des néo-nazis s’installent au pouvoir en Autriche en s’alliant avec un parti frère de la CDU-CSU d’Angela Merkel ou des Républicains en France. En 1981, ce fatalisme diplomatique était justifié par le risque d’une guerre nucléaire avec les Soviétiques. Aujourd’hui, un tel risque est inexistant, l’Autriche faisant partie de l’Union depuis 1995, ce qui devrait légitimer un devoir d’ingérence dans les affaires intérieures des États membres. Mais il n’en sera « évidemment » rien, tout simplement parce que l’Union n’est pas une fédération, c’est-à-dire une union de peuples, mais est une simple union d’États souverains qui font ce qu’ils veulent chez eux.
Certes, il existe des limites : un État membre doit respecter les traités européens. Mais ils organisent, pour l’essentiel, une coopération économique et n’imposent pas un type de gouvernance. L’arrivée au pouvoir de partis fascistes, communistes, démagogiques ne viole en soit aucune loi européenne. Pis : un gouvernement peut aller très loin dans une dérive autoritaire sans prendre le moindre risque d’être exclu de la famille européenne ou simplement d’être sanctionné. Les États se soutiennent entre eux par réflexe et aucun « peuple européen » ne fait pression pour qu’il en aille autrement. On le voit avec la Hongrie et la Pologne dont les régimes s’apparentent chaque jour davantage à une démocrature à la turque, ou l’Espagne laissée libre de gérer comme elle l’entend la crise catalane.
L’Europe est victime d’une certaine naïveté qui remonte à l’immédiat après-guerre : après le désastre de la Seconde Guerre mondiale, aucun des pères fondateurs n’imaginait qu’un jour des peuples auraient volontairement envie de renouer avec des régimes autoritaires qui avait fait la preuve, au prix de dizaines de millions de morts, de leur nocivité. Autrement dit, la démocratie ne pouvait qu’être l’horizon indépassable des peuples et il n’était nul besoin de le préciser tellement cela allait de soi. La chute du communisme en 1989-1990 a laissé croire en cette victoire inéluctable de la démocratie et de son corolaire, l’économie de marché.
Néanmoins, certains dirigeants européens, moins naïfs que leurs prédécesseurs, tels François Mitterrand ou Jacque Delors, ont obtenu, lors du Sommet de Copenhague de juin 1993, qu’il soit précisé en toutes lettres que tous les pays candidats devaient se doter préalablement d'« institutions stables garantissant l’état de droit, la démocratie, les droits de l’homme, le respect des minorités et leur protection », une exigence finalement inscrite dans le traité de Lisbonne de 2007. En 1997, une procédure de sanctions, mais pas d’exclusion, contre un Etat qui violerait les « valeurs » de l’Union que sont le respect de la dignité humaine , la liberté, la démocratie, l’égalité, l’État de droit et le respect des droits de l’homme a même été prévue dans le traité d’Amsterdam. Mais l’exigence de l’unanimité du Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement (moins l’État concerné) rend cette procédure toute théorique : il faudrait qu’un Etat abandonne totalement la démocratie ou viole vraiment massivement les droits de l’homme et qu’il ne compte plus aucun allié, pour qu’il se voie privé d’argent européen ou de son droit de vote au sein des institutions…
Après la crise autrichienne de 2000, lorsque les conservateurs s’étaient déjà alliés au FPÖ de Jörg Haider, sans que la suspension des relations diplomatiques bilatérales durant sept mois entre Vienne et ses partenaires n’y change rien, le traité de Nice de 2001 (et non de Lisbonne comme je l’ai d’abord écrit par erreur) a ajouté une procédure de mise sous surveillance. Pour constater qu’il existe un « risque clair de violation grave par un État membre des valeurs » européennes (article 7 du traité sur l’UE), il faut « seulement » une majorité des quatre cinquièmes des membres du Conseil européen. Mais, là encore, ni la Hongrie, ni la Pologne n’ont pu être placées sous surveillance, la majorité des 4/5eme étant quasi impossible à obtenir.
Il faudrait, pour que l’Union et ses institutions puissent réellement surveiller et contraindre les pays qui prendraient leurs aises avec l’État de droit et la démocratie, que les Vingt-sept Etats modifient les traités à l’unanimité, ce qui permettrait aux citoyens de disposer d’un véritable droit de recours contre leur État. Autant dire que cela n’arrivera jamais : l’Union est la chose des Etats et ceux-ci ont toujours veillé à ne pas créer une fédération dont le contrôle leur échapperait au risque de les contraindre sur le plan politique. Les démagogues peuvent dormir tranquilles.
N.B.: version longue de mon article paru lundi 18 décembre.