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Carles Puigdemont hurle sa détresse, à l’image de tous les indépendantistes catalans : pourquoi l’Union européenne s’est-elle rangée comme un seul homme derrière Madrid sans même tenter une médiation ? Le président de la Généralité de Catalogne démis de ses fonctions par le gouvernement de Mariano Rajoy, qui se proclamait jusque-là fédéraliste européen, n’y a pas été de main morte dans un entretien accordé à la télévision publique israélienne, le 26 novembre : pour lui, l’Union est « un club de pays décadents, obsolètes, où commandent seulement quelques-uns »…
Les indépendantistes catalans, ils sont loin d’être les seuls, ont commis une erreur d’analyse sur la nature même de l’Union. Celle-ci n’est pas une fédération, à l’image de l’Allemagne, de la Suisse, du Canada ou des États-Unis, mais une confédération d’États contrôlée par eux et non par les peuples. Ce sont les gouvernements seuls qui ont décidé, au lendemain du second conflit mondial, de construire l’Europe afin d’empêcher la répétition de ces guerres meurtrières : les peuples n’étaient pas demandeurs, même s’ils n’y étaient pas opposés.
Les États ont donc toujours veillé à conserver un contrôle quasi total sur leur création, faute d’un « peuple européen » qui pourrait leur contester cette prééminence. Ainsi, s’il y a des institutions fédérales, comme la Cour de justice européenne ou la Banque centrale européenne, le cœur du pouvoir reste intergouvernemental: l’instance suprême de l’Union est le Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement qui décide par consensus et non un président fédéral élu au suffrage universel. La Commission n’est pas un gouvernement, mais s’apparente à un secrétariat général aux ordres du Conseil européen et le Parlement européen représente d’abord les États avant ses peuples puisque les députés sont élus dans le cadre de circonscription nationale sur base de listes établies par des partis politiques nationaux et que les voix des Maltais pèsent onze fois plus que celles des Français afin de préserver un équilibre entre les pays. Si ce dernier a conquis davantage de pouvoirs, notamment avec le Traité de Lisbonne de 2007, il ne peut rien faire contre le Conseil des ministres (l’instance colégislatrice où siègent les ministres des États). Enfin, même dans les instances les plus fédérales, le pouvoir de nomination appartient aux gouvernements et non à un quelconque pouvoir fédéral. Enfin, l’Union n’a de compétences que si les États les lui accordent à l’unanimité.
Bref, cette Union d’États est au service des États qui n’y restent que s’ils considèrent que c’est leur intérêt. Bien sûr, elle fonctionne au bénéfice des peuples qui tirent de nombreux profits de cette coopération volontaire, mais ils n’en sont que les acteurs indirects via les États. Si on a ce schéma en tête, on comprend que les États soient avant tout solidaires entre eux dès lors que l’existence d’un des membres du club est menacée, en particulier son intégrité territoriale. Il n’y a donc nulle sympathie à « Bruxelles » pour un régionalisme qui mettrait en péril les États membres de l’Union (ce n’est pas un hasard si on ne parle jamais des peuples membres de l’Union), sauf, bien sûr, s’ils y consentent (cas du Royaume-Uni avec l’Écosse).
Il n’est donc pas question, par construction, que l’Union intervienne dans une crise de cette nature, y compris en proposant une médiation qui donnerait une légitimité internationale aux forces indépendantistes : c’est à l’État central de la régler et il a les mains libres pour le faire. Il faudrait que Madrid aille très loin dans la répression pour qu’éventuellement ses partenaires consentent à se mêler de ses affaires internes. Emmanuel Macron, le chef de l’État français, l’a expliqué très crument à deux reprises en octobre dernier : « J’ai un interlocuteur en Espagne, c’est le Premier ministre Rajoy (...) Il y a un État de droit en Espagne, avec des règles constitutionnelles. Il veut les faire respecter et il a mon plein soutien ». Et d’ajouter pour bien se faire comprendre : « Moi demain, je peux avoir une région en France qui se lève et qui dit : ’S’il en est ainsi, j’en appelle aux institutions européennes.’ Et on a des institutions (européennes, ndlr) qui deviennent les arbitres des élégances de tous les sujets intérieurs ? Non ».
N.B.: article paru dans Libération du 21 décembre
Le télescopage est révélateur : d’un côté, la Commission a décidé, mercredi dernier, de poursuivre des foudres européennes le gouvernement polonais du PiS (Droit et Justice) en activant pour la première fois l’article 7 du traité sur l’Union permettant de sanctionner les pays accusés de mettre en péril l’État de droit (le communiqué uniquement en anglais, comme d’habitude, est ici). De l’autre, son président, Jean-Claude Juncker, a absout mardi soir, le Premier ministre autrichien, le jeune Sebastian Kurz, qui vient pourtant de s’allier avec les néo-nazis du FPÖ en leur confiant la police, les renseignements, l’armée et la politique étrangère. Certes, Kurz n’a encore rien décidé, mais l’absence même d’une condamnation ou au moins d’une prise de distance renforce le soupçon que l’Union sait regarder ailleurs quand cela l’arrange. Après tout, n’a-t-elle pas « oublié » de poursuivre le Hongrois Viktor Orban, qui sévit depuis plus longtemps que le PiS, ou même de rappeler à l’ordre Mariano Rajoy, le Premier ministre espagnol, qui flirte avec les limites de l’État de droit pour reprendre en main la Catalogne et qui refuse de dialoguer avec les indépendantistes qui viennent à nouveau de gagner les élections ?
Mais il est vrai que Droit et Justice, un parti démagogue de droite radicale, n’est pas membre de la grande famille du PPE (Parti populaire européen), une internationale conservatrice contrôlée par la CDU d’Angela Merkel - et à qui Juncker doit son poste-, alors que le Fidesz d’Orban et le Partido Popular de Rajoy en sont des piliers. Le groupe socialiste du Parlement européen n’a pas manqué de le relever : « il ne faudrait pas que la Pologne soit l’arbre qui cache la forêt et le seul État membre menaçant les droits fondamentaux sanctionnés au prétexte que le parti au pouvoir n’appartient à aucune grande famille politique européenne. Le deux poids, deux mesures, non merci ! »
Autant dire que la première historique que constitue l’activation de l’article 7 est gâchée par ce soupçon tenace d’arrangements politiques. Il est vrai que le gouvernement contrôlé en sous main par le survivant des jumeaux Kaczynski, Jaroslaw, n’a pas l’intelligence manœuvrière d’un Orban qui, lui, a, à la fois compris l’importance d’être au sein du PPE, et de faire in extremis quelques concessions tout en ne cédant pas grand-chose sur le fond. Le PiS, lui, joue et surjoue l’affrontement avec l’Europe afin susciter un réflexe nationaliste au sein de la population ce qui, pour l’instant, lui réussit plutôt (dans les sondages).
Depuis deux ans, la Commission, poussée par le Parlement européen, a tenté de négocier avec le gouvernement polonais pour qu’il abandonne ses réformes les plus controversées, en particulier celles visant à soumettre la justice au pouvoir politique (13 lois déjà adoptées…). En vain. Sauf à se déconsidérer totalement, l’exécutif européen n’avait d’autre choix que d’activer l’article 7. Curieusement, il ne cible que les risques pesant sur la séparation des pouvoirs en Pologne, un élément important de l’État de droit, mais il a curieusement oublié la liberté de la presse, ce dont s’est ému Reporters sans Frontière.
L’article 7 comporte en réalité deux volets : l’un préventif, introduit par le traité de Nice de 2001, visant à faire pression sur un État menaçant les « valeurs européennes », et l’autre répressif, destiné à sanctionner un État les violant effectivement, introduit par le traité d’Amsterdam de 1997. Il suffit, pour activer le premier volet, d’une proposition de la Commission, du Parlement ou d’un tiers des États membres de l’Union. C’est ce qu’a fait l’exécutif européen en proposant que les Vingt-sept partenaires de la Pologne constatent qu’il « existe un risque clair de violation grave par un État membre des valeurs visées à l’article 2 » du traité (dont l’État de droit). Après avoir entendu le gouvernement polonais et obtenu l’approbation des deux tiers des députés européens (représentant au moins la moitié des membres qui composent l’Assemblée), le Conseil des ministres pourra constater qu’il existe un tel risque, mais seulement à la majorité des 4/5 (soit 22 pays sur 27). Selon les diplomates, cette majorité existe d’ores et déjà.
Et ensuite ? En réalité, pas grand-chose. La seconde étape, celle des sanctions, n’est que théorique, puisqu’il faut réunir l’unanimité des États et que la Hongrie de Viktor Orban a d’ores et déjà annoncé qu’elle poserait son véto si la Commission s’y risquait. De plus, ces sanctions, certes douloureuses (suspension des aides financières, du droit de vote, etc.) ne vont pas jusqu’à l’expulsion de l’Union contrairement à ce qui existe dans toutes les autres organisations internationales. C’est pourquoi l’Allemagne pousse pour que, dans les prochaines perspectives financières (2020-2026), les aides régionales soient conditionnées au respect des valeurs de l’Union ce qui permettrait de contourner la lourde procédure de l’article 7. Martin Schulz, le patron des socio-démocrates allemands, qui négocie une grande coalition avec la chancelière Angela Merkel, va beaucoup plus loin : il propose qu’une Constitution européenne soit négociée dans les deux ans avant d’être soumise à un référendum paneuropéen. Les pays qui la rejetteraient sortiraient alors de l’Union. Une façon radicale de régler le problème des démocratures d’Europe centrale.