Les Français, qui viennent d'élire leur président, ont-ils été victimes de l'« illusion groupale » dont parlait autrefois Max Dorra à propos de la télévision ? Derrière l'image « éthique » d'Ikea, il y a des exploités en Inde, mais également des camps de réfugiés. Donald Trump qui s'épanouit en chef de guerre, après avoir vertement critiqué l'interventionnisme américain… Une sélection d'archives en rapport avec le numéro du mois.
Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Daniel Shek propose une analyse de l’ouvrage de Samy Cohen, Israël et ses colombes. Enquête sur le camp de la paix (Gallimard, 2016, 320 pages).
Le judaïsme est une culture qui favorise le débat et n’aime guère le consensus. On ne s’étonnera donc pas qu’existe en Israël une société civile dynamique, dont une partie est engagée dans le « camp de la paix ». Ce camp est constitué d’une centaine d’organisations que Samy Cohen, directeur de recherche émérite à Sciences Po, énumère et catégorise savamment. Curieusement, avec Israël et ses colombes, Cohen accomplit un travail qu’aucun chercheur n’avait véritablement entrepris, y compris en Israël : un tour d’horizon complet, intelligent et fort lisible de ce camp de la paix, depuis la naissance de La Paix maintenant. Les bons et les mauvais moments sont évoqués, des grands espoirs suscités par le processus d’Oslo jusqu’à la situation actuelle, où aucune négociation ne point à l’horizon.
Samy Cohen analyse le déclin des organisations non gouvernementales (ONG) militant pour la paix, lesquelles ne parviennent plus aujourd’hui à mobiliser les masses et à organiser de grandes manifestations. Si le chercheur a raison de se focaliser sur le milieu associatif, on peut néanmoins se demander si le camp de la paix n’est composé que des activistes de cette nébuleuse, ou s’il faut y compter également les partis dont le programme aspire à la solution à deux États pour deux peuples, et surtout leurs électeurs. On doit aussi se demander si les réseaux sociaux n’ont pas, d’une certaine manière, remplacé les rassemblements traditionnels organisés place Rabin à Tel Aviv.
Les ONG agissant pour la paix et la coopération israélo-palestinienne, dont le travail courageux maintient une fragile flamme d’espoir et de bonne volonté, restent certes une composante importante de ce camp, mais ce n’est pas par elles que viendra le changement. Seul un nouveau leadership politique, du côté israélien comme du côté palestinien, permettra de mettre fin à l’interminable conflit par des moyens pacifiques. La gauche israélienne vit des jours difficiles. Plus que la radicalisation de la droite, c’est l’émergence du centre qui l’a affaibli. Tant que ce centre était celui d’Ehud Olmert et de Tzipi Livni, dévoués à la poursuite active de la solution à deux États, les conséquences étaient limitées. Mais actuellement, avec le parti Yesh Atid, dont le leader Yaïr Lapid, toujours fidèle à l’air du temps, a rejoint le chœur de ceux qui s’acharnent à délégitimer la gauche, le camp de la paix est plus que jamais sur la défensive. Alors que le débat public est de plus en plus intolérant et virulent, nombre d’ONG sont accusées de manquer de patriotisme par une opinion souvent déchaînée, par des politiques au discours populiste, et parfois même par la justice.
Pourtant, Cohen estime – sans doute à raison – que le déclin des colombes en Israël est loin d’être irréversible. « Ces guerriers de la paix ne militent pas “contre Israël”, mais pour un “meilleur Israël” », dit-il en conclusion de son livre. Une majorité d’Israéliens soutient en effet l’idée d’une solution négociée basée sur le concept de deux États pour deux peuples. Leur repli résulte d’une désillusion face aux échecs répétés des tentatives de négociations, et face aux résultats désastreux du retrait de la bande de Gaza en 2005. Un renouvellement du leadership de la gauche et le ralliement du centre peuvent changer radicalement le paysage politique et réveiller le camp de la paix de sa torpeur.
Daniel Shek
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Championne mondiale du nucléaire, Areva peine à sortir de la tourmente. Aux inquiétudes sur l'avenir de la filière depuis l'accident de Fukushima s'ajoutent les retards des réacteurs de troisième génération en Finlande et à Flamanville. Mais, surtout, l'entreprise publique française est mise en cause pour des investissements suspects dans trois gisements d'uranium africains.
Materiel et commerce abandonnés sur le site minier de Bakouma après le départ d'ArevaC'est une fine rivière rouge sang qui traverse un empire de verdure. Cent trente-quatre kilomètres de piste oubliés de la modernité et du monde. Tracée en toute hâte il y a cinq ans par d'immenses machines, la route en latérite brûlante relie Bangassou à Bakouma, en République centrafricaine. Elle devait apporter la prospérité à tout le pays — l'un des plus pauvres du monde —, la fortune à ses travailleurs, et de l'énergie pour un siècle à la France. On lui avait promis qu'elle deviendrait l'aorte d'un Nouveau Monde, conçu en toute hâte entre l'Afrique du Sud, Toronto, Paris et les îles Vierges. Aujourd'hui dévorée par une végétation féroce et insatiable, criblée de crevasses, colonisée par les papillons et les fourmis rouges, elle ne nourrit plus que le silence — et l'un des plus grands scandales industriels du siècle naissant.
On accède à Bakouma depuis Bangui, la capitale. Après deux jours de voyage au milieu de la misère et des groupes armés, il faut encore passer quelques heures sur une motocyclette sujette aux pannes. Une chaussée toujours plus étroite, les branches, l'humidité et un soleil de plomb forcent en définitive à mettre pied à terre pour traverser les derniers fleuves, rivières et ruisseaux qui nourrissent la forêt vierge de la préfecture de Bangassou. Enfin apparaît un ensemble de cases faites de la même terre que le sol, aux toits couverts de branches sèches et aux intérieurs garnis de lits sans matelas. Un lieu sans odeur ni couleur particulière, que le soleil habite de 6 heures du matin à 6 heures du soir toute l'année ; un lieu dont l'autarcie est régulièrement rompue par un flot d'étranges pèlerins arrivant les yeux pleins de lucre et repartant toujours asséchés, repoussés par le poison doré qu'ils recherchaient. Un lieu encerclé par un minerai qui avait promis à l'Occident l'éternité et qui prend chaque jour un peu plus la forme de son ultime malédiction : l'uranium. Ces cases abritent les secrets de l'effondrement du plus grand groupe nucléaire du monde : Areva.
Huit millions de dollars versés au Trésor centrafricainEn 2007, le groupe français avait racheté l'entreprise UraMin, détentrice depuis l'année précédente des droits miniers de Bakouma (voir « De promesses en abandon »). La « découverte » (lire « Une mine connue de longue date ») d'immenses gisements d'uranium dans l'est de la Centrafrique avait suscité de tels espoirs que le général François Bozizé, qui présidait alors aux destinées du pays, exigea d'Areva la construction d'une centrale nucléaire près d'un village où n'étaient encore arrivés ni l'eau potable, ni l'électricité, ni le téléphone. Les dirigeants du groupe préférèrent montrer les plans d'écoles, de stades et d'hôpitaux qu'ils s'apprêtaient — disaient-ils — à construire dans la région pour un montant qui aurait dû atteindre le milliard d'euros.
Assorti d'importants bonus financiers, l'accord signé le 10 août 2008 permit le décaissage un mois plus tard de 8 millions de dollars versés au Trésor centrafricain, en provenance des fonds spéciaux de l'entreprise française. Les voitures, avions et engins de construction géants envahirent peu après une capitale habituée au rythme précautionneux et engourdi des trafiquants de diamants. Un peu plus de cent employés furent recrutés à travers le pays, l'université de Bangui fut mobilisée pour former des géologues et des topographes. Le « général » lui-même se rendit en mars 2011 dans le petit village de Bakouma pour annoncer l'arrivée des temps glorieux.
L'étrange rêve qu'avait fait naître Areva a rapidement pris l'allure d'un des cauchemars habituels de la mondialisation. À Bakouma, les premiers salaires frôlaient à peine les 70 euros par mois, pour des journées de treize heures, sept jours par semaine, « sans pause déjeuner », précise M. Sylvain Ngueké, un ancien foreur : « Nous n'avions droit qu'à un jour de repos toutes les deux semaines, passé sur le site minier lui-même, sous une chaleur intense et soumis à ces rayonnements radioactifs permanents. » Le cadre centrafricain le mieux rémunéré, le directeur adjoint du site, touchait « 700 000 francs CFA [environ 1 050 euros] par mois », indique un autre ancien membre du personnel, qui lutte depuis trois ans à Bangui pour obtenir des indemnités de licenciement.
Huit ans et une guerre civile plus tard, M. Bozizé est parti en exil, le gisement de Bakouma a été abandonné, l'espérance de vie ne dépasse toujours pas 50 ans dans le pays et le produit intérieur brut par habitant, 350 dollars. Les routes, les hôpitaux et les écoles promis n'ont jamais été construits. Le ventre gonflé, des dizaines d'enfants souffrant de malnutrition sévère hantent les cases en terre cuite d'un village qui n'avait jamais connu la faim et qui vient de perdre son dernier médecin. L'électricité, l'eau potable et le réseau téléphonique, qui y avaient brièvement fait leur apparition, ont complètement disparu.
Juan BrancoLe basculement est intervenu en 2012, à la veille de l'élection présidentielle française. Comme tous les premiers dimanches du mois, après avoir pris une avionnette pour parcourir les huit cents kilomètres qui séparent Bakouma de la capitale du pays, M. Gianfranco Tantardini, dit « le géant », se rend à la messe de la paroisse. Ancien officier de marine italien naturalisé français, ce colosse au crâne rasé d'une cinquantaine d'années, qui fume cigarette sur cigarette, a commandé entre 2002 et 2004 un sous-marin nucléaire d'attaque. Il entre dans l'église financée par l'Opus Dei espagnol, s'installe sur une banquette en bois sans dossier, entouré de ses ouvriers et de leurs familles, et suit pieusement la cérémonie.
La maire de Bakouma, Mme Eugénie Damaris Nakité Voukoulé, se souvient parfaitement de ce grand homme munzu — blanc — qui a dirigé en 2011 et 2012 le site minier de son village. Celui-ci employait 133 personnes, dont 127 Centrafricains. Elle se souvient surtout de ce jour où, à l'issue de la messe, M. Tantardini a réuni l'ensemble des personnels du site pour leur annoncer, après un long silence, que Bakouma serait « mis en sommeil ». Peu après le rachat d'UraMin par Areva, ses représentants avaient promis aux employés cinquante ans de travail, et leur avaient fait signer des contrats qui prévoyaient augmentations et primes régulières.
« Bip, bip, bipbipbipbip… » Le compteur Geiger crépite. À travers les hautes herbes, les chemises se détrempent et la respiration devient difficile. 35, 36, 37… 40 degrés. Le camp minier de Bakouma ressemble au no man's land de Stalker, le film d'Andreï Tarkovski : un espace maudit où verdure, ruines et rouille se mêlent en un amas de moins en moins différencié. Quarante ans d'expéditions faillies et de relations françafricaines se concentrent dans cette immense cuvette radioactive où une épaisse couche de boue et de feuillages a déjà recouvert les constructions abandonnées il y a moins de quatre ans. À terre gisent des centaines de boîtes en plastique qui ont servi au stockage d'échantillons de minerai, tandis que, quelques mètres plus loin, des sacs hermétiques en aluminium jonchent le sol. Utilisés pour transporter des morceaux de minerai radioactifs, ils n'ont jamais été évacués par Areva et sont aujourd'hui tous éventrés : « Les Peuls les ont probablement confondus avec des sachets d'alimentation », nous dit un ancien foreur ayant travaillé sur place.
Juan BrancoDes opérations aussi délicates et essentielles que l'enfouissement des déchets radioactifs, la décontamination des infrastructures et la sécurisation d'un site qui pourrait se révéler fatal pour les populations environnantes n'ont jamais été menées. En violation des règles les plus élémentaires, aucun panneau d'avertissement, aucune barrière n'en interdit l'accès. Lorsqu'on s'aventure sur le principal gisement, les rayonnements sont omniprésents. Au-dessus de déchets radioactifs abandonnés tels quels au milieu des champs, entre une petite plantation de maïs et un troupeau de zébus, les doses mesurées représentent quarante fois l'irradiation naturelle de la région (1) et dix-sept fois les doses maximales autorisées en France pour les employés du nucléaire. Les infrastructures sanitaires ont été complètement démantelées avec le départ des derniers expatriés, et les fichiers médicaux des employés locaux ont disparu. Aucun suivi n'a été mis en place.
À quelques milliers de kilomètres de là, Areva, société anonyme propriété de l'État français, a annoncé en mars 2015 des pertes de 4,8 milliards d'euros et doit engager une restructuration qui impliquera la suppression de six mille emplois. L'État a dû participer à une recapitalisation de 5 milliards d'euros pour restaurer son bilan, tandis que son activité « réacteurs » doit être complètement cédée à EDF d'ici à 2017. Le scandale industriel du siècle et les sommes astronomiques qu'il charrie semblent à des années-lumière de ce petit village centrafricain. Comment comprendre qu'Areva ait dépensé plusieurs milliards d'euros pour l'achat de trois mines fantômes en Namibie (Trekkopje), en Afrique du Sud (Ryst Kuil) et en Centrafrique (Bakouma), avant de les fermer précipitamment sans en avoir tiré un gramme de minerai ? Quatre milliards d'euros de pertes sèches inscrites dans les comptes de l'entreprise publique, soit l'équivalent de vingt années de budget de l'État centrafricain…
Racheté au plus fort de la course à l'uraniumLorsque Mme Voukoulé, qui, à 70 ans passés, travaille encore quotidiennement aux champs, se voit expliquer l'affaire, elle demande à trois reprises qu'on lui répète les montants en jeu. Elle rappelle qu'elle a dû se battre pendant deux ans afin d'obtenir d'Areva 100 000 francs CFA (200 euros) pour le seul investissement qui soit resté dans le village : la rénovation de sa mairie. Les 400 000 euros de dépenses sociales et sanitaires promis, soit moins de 0,5 % de l'argent théoriquement investi dans le site et 0,01 % du coût global de l'opération, ne sont aujourd'hui visibles nulle part. « La seule activité sociale qu'organisait Areva, c'étaient les barbecues du chef du camp avec ses amis expatriés un week-end par mois », lance, amer, un villageois.
Areva présente aujourd'hui sur son site Internet les raisons de son départ de Bakouma de façon lapidaire : « En raison du faible coût de l'uranium depuis Fukushima et de l'insécurité présente dans le pays depuis plusieurs mois, Areva a annoncé en septembre 2012 la suspension de l'exploitation minière de Bakouma, en République centrafricaine. » Ce gisement a en effet été racheté au plus fort de la course à l'uranium. Les prix spot — d'achat immédiat — atteignaient alors leur plus haut niveau. Mais ils ne reflétaient pas la réalité d'un marché déterminé essentiellement par les contrats de long terme, dont les variations ont été relativement faibles pendant la période concernée. Le démantèlement du site avait d'ailleurs commencé bien avant l'accident nucléaire de Fukushima, et peu avant que l'entreprise investisse dans d'autres mines, notamment en Mongolie et dans l'immense exploitation de Cigar Lake, au Canada. « En réalité, aucun matériel d'exploitation n'a jamais été amené sur le site, confie un cadre de l'entreprise, sur place à l'époque des faits. Nous sentions dès 2009 que l'exploitation n'aurait jamais lieu. » Soit deux ans avant Fukushima…
Juan BrancoL'argument sécuritaire paraît plus faible encore, dans la mesure où la situation ne s'est dégradée sérieusement qu'un an et demi plus tard. La communication d'Areva mentionne une attaque contre le site minier en date du 24 juin 2012. Des habitants de Bakouma racontent avoir vu ce jour-là le chef du camp accompagner des rebelles jusqu'au gisement. « Il leur a dit de “piller” ce qu'ils souhaitaient et a demandé au groupe de sécurité Fox de ne pas tirer », raconte un géologue sous couvert d'anonymat. « Quand on parlait de l'attaque avec les gars d'Areva, c'était toujours avec un demi-sourire », ajoute un expatrié sous-traitant de l'entreprise en Centrafrique. Fantasmes ? Peu avant les faits, M. Tantardini avait en tout cas ordonné l'évacuation de tous les documents sensibles, ainsi que des personnels qualifiés. Car, loin des simples considérations industrielles ou énergétiques, la mine de Bakouma recouvre un scandale majeur, qui alimente la chronique politico-judiciaire française depuis maintenant trois ans : l'affaire UraMin.
Fondée en 2005 par MM. Stephen Dattels et James Mellon avec 100 000 dollars (91 000 euros) de mise de départ (2), la société UraMin investit rapidement dans trois mines, en Afrique du Sud, en Namibie et en Centrafrique, où elle prospecte intensément pour se doter d'un bilan flatteur. Valorisée à 300 000 dollars en mars 2005 et détenant 150 millions de dollars d'actifs début 2007 — dont moins de 50 millions d'actifs miniers —, UraMin est rachetée par Areva en juin 2007 pour rien de moins que 2,5 milliards de dollars (alors 1,86 milliard d'euros). Cette opération fait étrangement écho au destin qu'ont connu trois autres entreprises de M. Dattels, reprises par de grands groupes d'État pour des sommes tout aussi faramineuses avant de rapidement disparaître des comptes et des radars. Son entreprise principale, Oriel Resources PLC, dont la valorisation s'est accrue elle aussi de 60 % dans les mois ayant précédé son rachat par le groupe russe Mechel, est mentionnée dans les « Panama papers » en tant que copropriétaire d'une entité située dans un paradis fiscal.
Loin d'avoir été échaudée par l'échec d'UraMin, Areva perdra à nouveau plusieurs centaines de millions d'euros, en 2010, lors du rachat des parts de M. Dattels dans Marenica Energy, propriétaire d'une mine jamais exploitée en Namibie, puis dans le rachat par Eramet, alors filiale d'Areva, de la mine de nickel fantôme de Weda Bay, en Indonésie, pour 270 millions de dollars canadiens (198 millions d'euros). Cette dernière, officiellement « mise en sommeil », n'a jamais été exploitée.
Areva, une excroissance de l'état françaisComment expliquer une telle succession de transactions ruineuses ? Selon le Mail & Guardian (3) de Johannesburg, Areva aurait racheté UraMin à un prix largement surévalué pour qu'une partie de la transaction permette de verser plusieurs centaines de millions d'euros de commission au clan du président sud-africain d'alors, M. Thabo Mbeki. En échange, Areva espérait gagner un appel d'offres pour plusieurs centrales nucléaires et une usine d'enrichissement de l'uranium — une hypothèse reprise par d'autres sources. Un ancien ministre des mines centrafricain nourrit le même soupçon de rétrocommissions en ce qui concerne Bakouma : « Nous avons rapidement pensé qu'Areva avait utilisé UraMin comme couverture. Tout le monde savait en tout cas qu'UraMin n'était que de passage, pour servir de tête de pont à une grande entreprise nucléaire. »
Ancien inspecteur des impôts, il est devenu, après son passage au ministère, le détenteur d'un 4 x 4 avec chauffeur et de plusieurs propriétés en France, financées grâce aux « bonus » attribués par les entreprises minières. Il nous reçoit dans le seul hôtel cinq étoiles de la capitale centrafricaine, où la chambre lui coûte chaque jour l'équivalent d'une année du revenu moyen de ses concitoyens. « Ces affaires étaient traitées directement par la présidence, mais l'information circulait. Lorsque l'appel d'offres pour le gisement de Bakouma a été rendu public, Areva a fait une proposition ridicule, qui nous a forcés à accepter celle d'UraMin. Puis ils ont saisi l'occasion pour effectuer des malversations en survalorisant le permis lors du rachat d'UraMin. »
Juan BrancoAreva n'est pas n'importe quelle entreprise. Soupçonnée de corruption et de graves négligences sanitaires et environnementales dans des pays aussi divers que la Chine, l'Afrique du Sud, le Niger, l'Allemagne, la Namibie ou encore le Gabon, elle est une excroissance de l'État français, son principal actionnaire via le Commissariat à l'énergie atomique. Ses activités dans le nucléaire civil et militaire français, partiellement couvertes par le secret défense, ont fait l'objet d'une réorganisation accélérée à l'orée des années 2000, sous la direction de Mme Anne Lauvergeon, ancienne secrétaire adjointe de la présidence de la République sous François Mitterrand. Appartenant au corps le plus puissant de la République, les X-Mines, dont elle a animé le réseau d'anciens, Mme Lauvergeon manifeste un entregent politique transversal : le président Nicolas Sarkozy lui a proposé le ministère de l'enseignement supérieur en 2007, avant que M. François Hollande n'envisage de la nommer à son tour au gouvernement en 2012.
À la tête d'Areva, elle demande et obtient des marges de manœuvre exceptionnelles, qui lui permettent de court-circuiter la tutelle des autorités de contrôle de l'État et d'engager des chantiers pharaoniques qui mèneront à l'effondrement de l'entreprise. Ainsi, tant le rachat que l'abandon des gisements d'UraMin ont eu lieu sous la supervision directe du ministre de l'économie de l'époque, M. Thierry Breton, puis de l'Élysée, à travers un homme, M. Patrick Balkany, alors député et maire de Levallois. Ce dernier est intervenu en 2008 pour calmer la colère du président centrafricain : « Bozizé a senti la trahison, nous raconte un haut fonctionnaire en poste à l'époque. Il a tout de suite compris ce qui se tramait et a bloqué l'exploitation de la mine de Bakouma, menaçant de faire annuler les permis et de les remettre en jeu. » Selon une plainte de l'État centrafricain, qui a saisi le parquet centrafricain, M. Balkany a touché une commission de 5 millions d'euros pour ses services, qui ont permis de résoudre le conflit.
Pourquoi le groupe Areva a-t-il décidé de payer au moins trente fois sa valeur pour le gisement qu'il connaissait peut-être le mieux au monde, d'y investir — affirment ses services — près de 100 millions d'euros, de mobiliser le ban et l'arrière-ban de la politique française pour en assurer l'exploitation, avant de tout simplement l'abandonner aux mauvaises herbes ? L'incapacité du groupe à donner une explication claire a amené certaines personnes, dont le spécialiste minier Vincent Crouzet, l'enquêteur Marc Eichinger, WikiLeaks (4) ou encore l'intermédiaire Saïf Durbar, à affirmer que le rachat d'UraMin pourrait avoir eu pour seul but de mettre en œuvre un immense système de rétrocommissions alimentant in fine la France.
M. Durbar, qui avait été nommé vice-ministre par M. Bozizé, a été auditionné le 2 juillet 2015 par le juge Renaud Van Ruymbeke. Arrêté et condamné à trois ans de prison ferme en France pour une affaire d'escroquerie, il avait été étrangement libéré trois mois plus tard, après ce qu'il affirme être un accord avec les services de renseignement (5). Alors que son nom apparaît plusieurs centaines de fois dans les articles relatifs à l'affaire UraMin, Mme Éliane Houlette, qui dirige le parquet national financier, nous assurera lors de deux entretiens consécutifs n'avoir « jamais entendu parler de lui ». Ce même parquet qui, après des mois d'attentisme, a dû se résoudre en mars 2015 à ouvrir deux informations judiciaires pour escroquerie, corruption d'agent public étranger et abus de pouvoir, diffusion de fausses informations et présentation de comptes inexacts.
Juan BrancoAreva s'est contentée de nous transmettre un communiqué de presse dans lequel l'entreprise prétend avoir obtenu un « quitus » de la part de l'État centrafricain, alors que des documents exhumés par WikiLeaks et par notre enquête tendent à démontrer le contraire (6). Boris Heger et Étienne Huver, journalistes du collectif Slug News travaillant sur le sujet, ont fait l'objet de menaces provenant du cabinet du ministre de la défense (7). Mme Lauvergeon a poursuivi en justice son ancien directeur des mines, M. Sébastien de Montessus, après qu'un consultant spécialisé et un détective privé (8) eurent été payés par Areva pour espionner la présidente de l'entreprise.
En Centrafrique, toutes les archives relatives à UraMin et à la présence d'Areva sur le territoire ont mystérieusement disparu après que la milice Seleka eut chassé M. Bozizé du pouvoir, en mars 2013, avec l'assentiment tacite de la France. Le jour même de l'arrivée au pouvoir des milices, le directeur général des mines du pays voyait sa maison fouillée de fond en comble, puis saccagée. Avant le départ en catastrophe d'Areva, et alors qu'une mission d'enquête de l'État centrafricain était en chemin vers Bakouma, M. Tantardini aurait, selon un géologue alors sur place, rappelé à ses collaborateurs la nécessité de « bien vider leurs corbeilles », avant de reformater l'ensemble des disques durs restés sur le site minier et de mettre sous clé le serveur, puis d'évacuer par avion l'ensemble des archives du groupe. Depuis, ce personnage-clé a obtenu une belle promotion à la tête de la Société nationale maritime Corse-Méditerranée, dont il supervise le redressement judiciaire.
L'État centrafricain lui-même ne dispose plus d'une seule copie d'un document relatif à Areva, ce qui rend difficile toute poursuite locale contre le groupe français. M. Joseph Agbo, l'actuel ministre des mines, dit son « impuissance complète » sur ce dossier, qu'il a tenté de réactiver plusieurs fois sans jamais réussir à entrer en contact avec le groupe français, si ce n'est via un « notaire banguissois qui les représente ici » et qui se montre peu disert. Les travailleurs centrafricains ont bien tenté, malgré tout, de lancer une procédure judiciaire contre Areva à Bangui, qu'ils disent encore en cours. Las, le procureur de la République centrafricaine, M. Ghislain Grésenguet, dit « ne jamais en avoir entendu parler ».
Aucun protagoniste français de l'affaire n'a accepté de répondre à nos questions. Mme Lauvergeon n'a accordé que deux entretiens depuis sa mise en examen. Au Parisien, elle a affirmé que l'acquisition d'UraMin s'était faite « avec le feu vert de toutes les tutelles et de l'État », tandis que les dépréciations d'actifs auraient « scrupuleusement » respecté les normes comptables (30 mars 2016). Sur France 3 (9), elle a présenté son éviction comme une conséquence de son opposition à deux projets de M. Sarkozy : la privatisation de la branche mines au profit d'intérêts qataris et la vente d'une centrale nucléaire à la Libye de Mouammar Kadhafi. Elle assure aussi n'avoir jamais parlé du rachat d'UraMin à son mari Olivier Fric. Ce dernier, impliqué dans l'opération, est mis en examen pour délit d'initié. Il est soupçonné d'avoir spéculé sur le titre de l'entreprise à travers la société Vigici, sise à Lausanne, la veille de sa prise de contrôle par Areva. Il en aurait tiré un bénéfice de 300 000 euros.
Lors de l'arrivée d'Areva, un Sud-Africain prénommé Michael, directeur du site de Bakouma alors qu'il appartenait encore à UraMin, avait réuni les employés à l'entrée du camp pour leur annoncer, avec un mélange de fatalisme et de grandiloquence entrepreneuriale : « UraMin, c'est terminé. Nous étions un chien qui aboie mais ne mange pas. Demain viendra peut-être un chien qui aboie et qui mange… »
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(1) Elles atteignent les 3 micro-sieverts par heure (μSv/h), alors qu'elles ne dépassent pas autour du village 0,08 μSv/h.
(2) « Jim Mellon interview », Spear's WMS Magazine, no 13, février 2010.
(3) « French nuclear frontrunner's toxic political dealings in SA », Mail & Guardian, Johannesburg, 3 août 2012.
(4) Cf. « La nouvelle guerre sale pour l'uranium et les minerais d'Afrique », dossier de WikiLeaks, 5 février 2016, et le roman d'espionnage de Vincent Crouzet Radioactif, Belfond, Paris, 2014.
(5) « Areva, 3 milliards en fumée », « Pièces à conviction » du 10 décembre 2014, sur France 3.
(6) « Rapport d'activité sur la mine de Bakouma et Areva », WikiLeaks, 5 février 2016.
(7) « Areva & UraMin, la bombe à retardement du nucléaire français », Arte, 14 mai 2015.
(8) MM. Marc Eichinger et Mario Brero.
(9) « Areva : les secrets d'une faillite », « Pièces à conviction » du 19 octobre 2016, sur France 3.
Lire aussi les courrier des lecteurs dans nos éditions de novembre 2016 et de janvier 2017.
Marginalisées de longue date, les régions intérieures de la Tunisie continuent d'être livrées à elles-mêmes et n'ont guère tiré profit de la révolte de 2011. Une situation qui alimente colère et désenchantement, dans un contexte marqué par les incertitudes politiques et la persistance de la violence.
Augustin Le Gall. – Traces de mains laissées lors d'une performance artistique dans les rues de la médina de Tunis, 2014 Haytham Pictures« Ici, la rage n'est pas récente »… Tracé sur un mur le long d'une voie ferrée, ce graffiti de la révolution de 2011 pourrait servir de slogan à une partie de la Tunisie qui a été marginalisée depuis l'indépendance et qui l'est restée après la chute de la dictature de M. Zine El-Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011. Il traduit aussi le caractère irrédentiste de Kasserine, ville de 80 000 habitants située dans le centre-ouest du pays.
Connue pour avoir été le bastion de grandes révoltes tribales contre les beys de Tunis (1), puis contre l'occupant français, Kasserine est le chef-lieu d'un gouvernorat — l'équivalent du département français — qui cumule tous les handicaps. En juillet 2012, le ministère du développement régional et de la planification la plaçait au dernier rang en matière d'indicateurs de développement régional, dans un panel de 24 villes (2). Le taux de chômage s'élève officiellement à 26,2 %, contre 17,6 % sur le plan national ; l'espérance de vie n'y dépasse pas 70 ans, quand la moyenne atteint 77 ans dans les grandes villes côtières (3). Seule la moitié des foyers dispose de l'eau potable, alors qu'ils sont 90 % au niveau national (4).
Dans les rues en damier d'Ezzouhour (« Les Fleurs »), le quartier le plus pauvre de la ville, parsemées de maisons inachevées hérissées de ronds à béton, les jeunes sont confrontés au chômage et à l'ennui. Les enfants traînent dehors, car il n'y a rien à faire à la sortie de l'école — une école dont les abords servent de lieu de rendez-vous aux trafiquants de drogue et aux recruteurs pour le djihad. A l'entrée de la ville, les rejets d'eaux usées d'une usine de cellulose sont soupçonnés d'être à l'origine de nombreuses malformations constatées chez les nouveaux-nés. Au cœur du quartier, les gens manquent de tout. Ils se sentent abandonnés par un Etat qui, en dépit de ses promesses, n'a lancé aucun grand projet d'infrastructure.
Le point de départ des « émeutes du pain » en 1984Pour les Kasserinois, cette marginalisation vient de loin : les trois grandes tribus de la région (les Frachiches, les Madjers et les Ouled Tlil) seraient punies pour s'être toujours montrées rétives au pouvoir de Tunis. Cette explication, M. Samir Rabhi, professeur de français et proviseur de collège, refuse de s'en satisfaire. Pour lui, il faut surtout blâmer « le choix de l'ultralibéralisme, depuis près de quarante ans ». La critique vise la politique du président Habib Bourguiba, qui, dans les années 1980, a accepté les exigences du Fonds monétaire international (FMI). Misant sur les exportations et sur le tourisme de masse, le gouvernement a investi dans les infrastructures côtières, délaissant les régions de l'intérieur. Cet alignement sur les recommandations du FMI a d'ailleurs été le point de départ des « émeutes du pain » de 1984. Parties, entre autres, de Kasserine après l'augmentation du prix des céréales, elles causèrent la mort de 143 personnes, selon les sources syndicales de l'époque. Le bilan officiel ne fait état que de 73 victimes.
Cette politique discriminatoire n'a pas été remise en cause durant les vingt-trois années de pouvoir du président Ben Ali, si bien que Kasserine n'a jamais bénéficié d'une politique publique de développement. C'est pour obtenir réparation de cet abandon que le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), soutenu par l'association Avocats sans frontières (ASF), a déposé en juin 2015 un dossier de candidature au statut de « région victime » auprès de l'Instance vérité et dignité. Cette commission gère le processus de justice transitionnelle destiné à solder le passif de plusieurs décennies de dictature. « L'approche sécuritaire est la seule chose que le pouvoir ait su concevoir, insiste M. Rabhi. Pour un jeune d'ici, l'Etat, c'est le policier qui frappe. Tout juste un mot sur la carte d'identité. Avec le temps, la région s'est donc tournée vers l'économie informelle. »
Fidèle à son histoire contestataire, Kasserine a été aux avant-postes du mouvement révolutionnaire de décembre 2010-janvier 2011. Elle a emboîté le pas au gouvernorat voisin de Sidi Bouzid, d'où sont partis les premiers soubresauts. La ville a vu tomber plus d'une cinquantaine de « martyrs », et c'est à Ezzouhour que la répression a été la plus impitoyable. Le 9 janvier 2011, des snipers aux ordres du régime, postés sur des immeubles, tiraient à vue sur les manifestants ou sur les cortèges funéraires, tandis que la police avait toute latitude pour mater la rébellion. Visage rieur sous son foulard berbère, Karima (5), coiffeuse à Ezzouhour, se souvient : « J'allais au-devant des policiers et je leur criais dessus : “Vous n'avez pas honte ? Traiter ainsi vos propres frères ! Des jeunes, des femmes !” Et puis l'un d'eux m'a tabassée, et j'ai reçu des gaz lacrymogènes alors que j'étais à terre. » Dans le local rudimentaire où la coiffeuse reçoit ses clientes, elles parlent comme pour exorciser des maux dont plus personne ne vient recueillir le récit jusqu'ici. Karima rappelle un épisode demeuré célèbre dans la Tunisie entière : « Ce fameux jour de janvier, les policiers du régime ont déversé du gaz lacrymogène dans le hammam des femmes. Alors, elles sont toutes sorties en courant, nues. Et ça les faisait rire. »
Un maquis islamiste dans la montagne voisineHichem a 38 ans. Il vit avec ses parents à l'entrée d'Ezzouhour, juste après la voie de chemin de fer près de laquelle se montent chaque jour des étals non autorisés de fruits et légumes. A quelques mètres de la maison familiale, il désigne un coin de trottoir. C'est là qu'est mort un de ses camarades de barricade, tombé sous le tir d'un sniper.
Hichem a fait des études à la faculté des sciences de Monastir. Il fait partie de ceux que l'on nomme les « diplômés chômeurs » : près des deux tiers des moins de 40 ans, selon les statistiques officielles. Il a passé des concours de la fonction publique. En attendant, il exécute de petits travaux chez les particuliers : « Ça me fait de l'argent de poche, je participe aux dépenses à la maison. »
Plus l'on s'enfonce dans la cité, plus les habitations sont délabrées. Au bout d'une voie se trouve une grande maison grise, sur deux étages. C'est là que vit la famille du jeune homme qui a donné son nom à la rue : Saber Rtibi, abattu par la police le 9 janvier 2011. Cinq ans plus tard, de non-lieux en reports, ce que l'on appelle « le procès des martyrs » n'a toujours pas trouvé d'issue, et rares sont ceux qui ont été condamnés pour avoir ouvert le feu contre des manifestants. Le dernier verdict rendu par une cour d'appel militaire, en janvier 2014, prévoit quelques peines clémentes, une majorité d'acquittements et la condamnation par contumace de l'ancien président Ben Ali, exilé en Arabie saoudite. Les Rtibi se sont vu offrir de l'argent et une rue au nom de leur fils. Ce déni de justice alimente une rancœur vivace à l'égard du pouvoir, quelle que soit sa couleur politique.
Depuis fin 2012, Kasserine est aussi devenue un symbole de peur et de violence, car elle se trouve à dix-sept kilomètres du Chaambi, un massif de l'Atlas tellien où des maquisards islamistes sévissent de part et d'autre de la frontière avec l'Algérie. Revendiquant la mise en place d'une république islamique, ils attaquent les militaires et les agents de l'Etat. Ils s'en prennent aussi aux montagnards, lorsqu'ils les considèrent comme des informateurs. Parmi leurs dernières victimes, Abdelmajid Dabbabi, un douanier qui habitait à Ezzouhour, tué dans une embuscade à Bouchebka, un bourg situé près du poste-frontière, le 23 août 2015.
Lorsqu'on arrive dans la demeure familiale, Yasmine, la veuve, hésite à ouvrir la porte. C'est Taieb, le père de la victime, qui décide de nous laisser entrer. Il veut parler. Il raconte que, cette nuit-là, son fils l'a appelé pour lui dire qu'il rentrait après avoir bouclé la ronde habituelle de sa patrouille. Comment, s'interroge la famille, pouvait-on laisser ces douaniers emprunter une route aussi dangereuse, alors que la présence des groupes armés était connue de tous ? « Abdelmajid avait pourtant prévenu sa hiérarchie, dit Yasmine. Ils ne l'ont pas pris au sérieux. A part une cérémonie d'hommage et une pension, nous n'avons rien reçu du gouvernement. Aucun journaliste ne s'est déplacé. Mes trois enfants font des cauchemars, ils posent des questions, et je n'ai aucune réponse à leur donner. » Lorsque nous repartons, elle tient à nous remettre un portrait de son mari. C'est ainsi que se clôt chaque visite à une famille de « martyr » : une photo d'identité donnée comme un gage, un appel à ne pas oublier celui dont on vient d'évoquer le souvenir.
En septembre 2015, un mois après sa nomination, M. Chedly Bouallague, le gouverneur de Kasserine, assurait : « Il n'y a plus de problème de sécurité, et le maquis a été démantelé. » Officiellement, la zone interdite est contrôlée par les militaires ; en réalité, des groupes armés y sont encore actifs. Parmi eux, la katiba (phalange) Okba Ibn Nafaa, affiliée à Al-Qaida, et le groupuscule Jund Al-Khilafah (les Soldats du califat), qui se revendique de l'Organisation de l'Etat islamique (OEI), bien que l'allégeance n'ait pas été officiellement validée par l'organisation. S'y ajoutent la persistance des trafics d'armes et la poursuite de la contrebande de produits alimentaires en provenance de l'Algérie.
Faute de moyens pour migrer vers la ville, des habitants vivent encore dans les villages à flanc de montagne. Pris au piège des affrontements quotidiens, subissant les bombardements de l'aviation et de l'artillerie, ils ont vu leurs ressources agraires et leurs moyens de subsistance détruits. Pour se rendre dans la zone, tout journaliste doit obtenir une autorisation du gouvernorat et se faire escorter par l'armée ; une obligation à laquelle nous ne nous sommes pas pliés lors de notre déplacement dans le hameau de Fej Bouhacie, à trois quarts d'heure de Kasserine. Là, les apiculteurs ont perdu la quasi-totalité de leurs ruches, et la coopérative de miel biologique montée grâce aux réseaux régionaux d'économie solidaire a été démantelée.
« La France mérite ce qui lui arrive »Mbarka vit avec sa famille au pied de ce qui fut autrefois une réserve naturelle renommée. Cette femme de 60 ans avoue sa peur et affirme qu'elle donnerait n'importe quoi pour partir, quitte à laisser derrière elle les terres de sa tribu. Isolée, sans secours, elle en est réduite à ramasser les herbes autour de sa maison et à les faire cuire afin de nourrir sa famille. Son habitation se trouve à portée de tir des premières grottes où sont retranchés les djihadistes. Le soir venu, elle entend les balles siffler lors des accrochages avec l'armée.
Comme beaucoup des habitants d'Ezzouhour quand on les interroge sur la situation dans le Chaambi, Hichem se dit en colère contre ces groupes armés qu'il accuse de casser le business des contrebandiers. « Il n'y a pas de place pour eux en Tunisie. Qu'ils viennent se battre contre nous, qu'ils descendent de la montagne, et ils verront qu'on ne veut pas d'eux ici ! »
Kaïs, la trentaine, habite lui aussi à Ezzouhour. Entre 2009 et 2015, après des études de génie électrique à Kasserine, il a connu les petits boulots non déclarés ; puis il a trouvé une place de professeur d'arabe en primaire. Même s'il enseigne dans une école rurale qui accueille des élèves déshérités, dans des conditions matérielles misérables, il aime son métier. Lui non plus n'éprouve aucune sympathie pour les maquisards : « Ils tuent des Tunisiens, et ils ne sont pas guidés par la vraie religion. Ce sont des mafieux qui occupent les montagnes avec la complicité du pouvoir pour faire de l'argent. »
S'ils dénoncent les groupes armés locaux, nos interlocuteurs changent de ton quand il s'agit d'évoquer la situation en Syrie ou les attentats commis ailleurs dans le monde par des groupes djihadistes. Attablé dans un café d'Ezzouhour au lendemain des tueries du 13 novembre à Paris, Kaïs tient un discours virulent qui tranche avec la douceur habituelle de ses propos : « La France mérite ce qui lui arrive ! C'est à cause de Charlie [Hebdo]. Si les Français n'avaient pas insulté le Prophète, ça ne serait pas arrivé. La France est intervenue en Libye, alors que ça ne la regardait pas. Quant au départ des djihadistes étrangers pour la Syrie, c'est une opération extérieure, comme lorsque la France part faire la guerre au Mali. Ces attaques sont un juste retour des choses. D'autant que plus d'enfants syriens sont morts sous les bombes occidentales que vous n'en avez perdu à Paris ! »
Kaïs soutient le djihad en Syrie et participe probablement à la logistique pour le départ de certains de ses amis. Car Ezzouhour, comme nombre de quartiers populaires du pays — même la capitale est touchée —, est un vivier de volontaires. Selon un décompte officieux, ils y seraient près de cinq mille à avoir rejoint les rangs de l'OEI ou du Front Al-Nosra (affilié à Al-Qaida). De loin le contingent de combattants étrangers le plus important.
Aux confins de la ville, sur le mur d'une maison criblé d'impacts de balle, un autre graffiti, plus récent : « Fuck USA. » Ici, la rage est loin d'être apaisée.
(1) Représentants de l'Empire ottoman qui finirent par constituer une monarchie autonome.
(2) L'indice synthétique est calculé à partir de données dans quatre domaines : « savoir », « richesse et emploi », « santé et population » et « justice et équité ».
(3) Avocats sans frontières, Tunis ; et Plan régional de développement durable (PREDD) du gouvernorat de Kasserine, données de février 2012.
(4) Avocats sans frontières.
(5) Certaines des personnes rencontrées n'ont pas souhaité donner leur nom de famille.
Cinquante ans après le massacre par l'armée indonésienne de centaines de milliers de citoyens communistes ou soupçonnés de l'être, les survivants et leurs familles luttent pour obtenir justice. A ce jour, aucun des responsables de cette campagne de terreur n'a été jugé. Et le gouvernement du président Joko Widodo, arrivé au pouvoir en octobre 2014, hésite à ouvrir de véritables enquêtes.
C'est un musée perdu dans le sud de la gigantesque mégalopole de Djakarta. En cette veille de fête nationale, le 17 août 2015, des familles se pressent devant les vitrines poussiéreuses. De vieilles photographies, quelques effets personnels et des vêtements tachés de sang : les reliques des « héros de la nation », six généraux et un lieutenant tués dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 1965. « Assassinés par les communistes », affirment les panneaux explicatifs. Une histoire officielle qui ne dit mot des massacres que cette nuit sanglante a déclenchés. Car, si des doutes subsistent aujourd'hui encore sur les véritables instigateurs de ces assassinats, l'ennemi public a rapidement été désigné.
Dès le 2 octobre, le général Mohammed Suharto, prenant la tête de l'armée, accuse le Parti communiste (PKI) de tentative de coup d'Etat et appelle à l'annihilation de ses partisans. Dans les mois qui suivent, plusieurs centaines de milliers d'Indonésiens sont assassinés et plus d'un million d'autres, emprisonnés sans procès. Certains sont membres du PKI, d'autres, syndicalistes ou intellectuels ; beaucoup sont de simples citoyens soupçonnés de sympathies communistes et dénoncés par leurs collègues ou leurs voisins.
Agé de 83 ans, Kusnendar, ainsi qu'il se présente, était de ceux-là. Cinquante ans ont passé, mais le vieil homme n'éprouve aucune difficulté à dérouler le fil de ces journées qui ont bouleversé sa vie. « En 1965, je travaillais pour le ministère de l'industrie. J'étais en contact avec plusieurs syndicats de travailleurs, j'assistais parfois à leurs meetings. Mais je n'étais membre d'aucun d'eux, et je n'étais pas non plus communiste. » Il n'a jamais su qui l'avait dénoncé, ni pourquoi. Le 10 octobre, des policiers font irruption chez lui et l'emmènent sans ménagement. « De ma cellule au commissariat, j'ai été transféré dans un centre militaire de Djakarta et jeté dans une pièce avec une trentaine d'autres personnes. Je me souviens qu'il y avait des traces de sang sur les murs. » Tous ignorent de quoi ils sont accusés. Transféré en prison, Kusnendar est « interrogé ». « Trois militaires m'ont emmené dans une pièce. Ils m'ont demandé à quelle branche du PKI j'appartenais et, quand j'ai nié, ils m'ont frappé, encore et encore. Ça a duré trois heures. A la fin, ils m'ont fait signer un papier que je n'ai pas pu lire. »
Propagande sur le danger communisteIl est ensuite envoyé aux travaux forcés, avant d'échouer finalement avec cinq cents autres à Buru, une île de l'archipel des Moluques située à plusieurs milliers de kilomètres de la capitale. Au cours de la décennie suivant les événements, plus de dix mille prisonniers politiques passeront par ce bagne tropical : des employés de bureau, des paysans et de nombreux intellectuels. Parmi eux, Kusnendar croise l'écrivain Pramoedya Ananta Toer, dont les histoires racontées le soir à ses codétenus épuisés formeront l'œuvre majeure, le Quatuor de Buru. Certains meurent rapidement, de faim ou de maladie tropicale.
« J'ai passé dix ans de ma vie sur cette île, raconte Kusnendar. En 1978, j'ai été libéré. J'ai retrouvé ma famille à Djakarta, et la vie a repris — difficilement. » Sur sa carte d'identité, les militaires ont apposé le sceau « Ancien prisonnier », ce qui le prive de tout droit politique et lui ferme les portes de l'administration. Il va donc enchaîner les emplois peu qualifiés : vendeur, éboueur.
Entre le 1er octobre 1965 et le printemps suivant, entre cinq cent mille et un million de personnes auraient été assassinées. « Nous ne pouvons faire que des estimations, car il n'y a jamais eu d'enquête, déclare l'avocate Nursyahbani Katjasungkana. Ce dont nous sommes sûrs, en revanche, c'est que, s'il y a bien eu des émeutes anticommunistes, la plupart des tueries étaient systématiques et organisées par l'armée. » Après avoir commencé dès le début du mois d'octobre dans l'île de Sumatra, les arrestations et les assassinats de communistes présumés se poursuivent dans le centre de l'île de Java. Un commando militaire est envoyé dans ce fief historique du PKI pour y coordonner la répression, tandis qu'à Djakarta débute une purge dans le gouvernement et dans l'armée. En décembre, la répression s'étend à Bali et au reste du pays. S'appuyant sur des listes fournies par l'armée, des militaires, des policiers ou des milices civiles procèdent aux arrestations. Certains prisonniers sont envoyés dans des camps. D'autres sont emmenés à la nuit tombée et exécutés sans autre forme de procès. La plupart des corps, enterrés dans des fosses communes ou jetés dans des rivières, n'ont jamais été retrouvés.
Dans son petit appartement de Yogyakarta, Mme Sri Muhayati regarde avec tristesse la photographie de son père. « Il était membre du PKI, mais il n'avait rien fait ! » Emmené par l'armée le 17 octobre 1965, il n'est jamais revenu. Sa fille, arrêtée à son tour, ne l'a revu qu'en prison, quelques instants, avant qu'un nouveau camion l'emporte. En 2000, une fosse commune a été découverte à Wonosobo, dans l'île de Java. Certains corps ont pu être identifiés. Parmi eux, celui de ce grand homme en sarong dont le portrait jauni trône à côté de la télévision.
« L'un des pires crimes de masse du XXe siècle (1) », pour reprendre les termes de la Central Intelligence Agency (CIA), a été étouffé par trente-deux ans de dictature et par l'indifférence de la communauté internationale. « Les massacres de 1965 ont marqué la naissance du régime de l'“ordre nouveau”, explique la chercheuse Saskia Wieringa. En détruisant le PKI, le général Suharto a considérablement affaibli le pouvoir du président Sukarno, proche des idées communistes et cofondateur du Mouvement des pays non alignés, avant de prendre le contrôle de l'Etat. » Un renversement politique fort opportun pour les Etats-Unis et l'Europe de l'Ouest, qui, en pleine guerre froide, se sont ainsi vus débarrassés du mouvement communiste le plus important en dehors de l'Union soviétique et de la Chine maoïste (2). Nombre de chercheurs accusent le gouvernement américain d'avoir soutenu le général Suharto, notamment en lui fournissant du matériel radio et des listes de militants (3), mais Washington a toujours nié.
Pendant la dictature, détaille Wieringa, « l'administration Suharto a sans cesse renforcé sa propagande sur le “danger communiste” ». Dès le mois d'octobre 1965, l'assassinat des six généraux est relaté en détail à la radio et dans les journaux, lesté d'un certain nombre de mythes qui perdurent aujourd'hui encore. « D'après la propagande, les généraux enlevés ont été séduits puis castrés par des membres des Gerwani, l'aile féminine du Parti communiste, raconte Wieringa. Bien sûr, les autopsies ont montré qu'ils n'avaient absolument pas été émasculés, mais cela n'a pas empêché cette fable de se propager. Dans un pays très croyant, cette image du communiste fourbe, athée et sexuellement pervers a attisé la haine. »
A partir de 1984, le film d'Arifin C. Noer Pengkhianatan G30S/PKI, diffusé tous les 30 septembre à la télévision publique et intégré aux programmes scolaires, relaie encore plus largement le discours officiel. « Toute la jeunesse indonésienne a grandi avec ces images, souligne Mme Tioria Pretty, de l'organisation de défense des droits humains KontraS. La plupart des Indonésiens croient encore à cette version de l'histoire. Et, sans volonté politique, il est presque impossible de rétablir la vérité au niveau national. »
En 1998, le régime de Suharto prend fin dans un bain de sang (4). L'Indonésie se reconstruit ; les sanctions à l'égard des victimes de 1965, de leurs familles et de leurs descendants, privés de droits politiques comme d'accès à l'université et à l'administration, sont levées. Mais le massacre reste un sujet tabou. « Il a été question d'enquêter sur ces événements, mais ça n'a jamais abouti, soupire Mme Pretty. De nombreux membres du nouveau gouvernement étaient liés à Suharto, certains d'entre eux impliqués dans les massacres. Et des partis religieux importants, comme Nahdlatul Ulama, dont la milice Ansor a participé aux tueries, se sont toujours opposés à la réouverture du dossier. »
Mais dans la société, petit à petit, la parole se libère. Les victimes du régime de l'« ordre nouveau » s'organisent en associations ; la presse progressiste relaie leurs récits. En 2012, la commission nationale des droits de l'homme dépose sur le bureau du procureur général un épais rapport. S'appuyant sur les déclarations de 349 victimes et témoins des événements dans six provinces, la commission juge l'Etat indonésien coupable de « violations des droits de l'homme flagrantes » et préconise la création d'un tribunal ad hoc pour lever le voile et juger les responsables des tueries. Le rapport provoque un tollé. Certains, comme l'influent ministre de la politique, des lois et des affaires de sécurité Djoko Suyanto, justifient les massacres, arguant que « ce pays ne serait pas ce qu'il est aujourd'hui si [cette purge] n'avait pas eu lieu ». Les partis musulmans conservateurs et les associations religieuses qui leur sont liées alertent sur les dangers de l'athéisme. Cette même année, le documentaire de Joshua Oppenheimer The Act of Killing sort en Europe et en Amérique du Nord. D'anciens miliciens reconstituent leurs crimes face à la caméra. « Ce film a agi comme un électrochoc, estime l'avocate Me Katjasungkana. Cette année-là, nous avons décidé d'organiser un tribunal citoyen pour enquêter sur ces événements, sans attendre que l'Etat agisse enfin. »
Responsable de l'organisation de ce tribunal, l'avocate rassemble le maximum de données avec une équipe de chercheurs et de volontaires. Présenté en novembre dernier à La Haye, « le dossier d'accusation vise non pas à juger des crimes individuels, mais à faire reconnaître la responsabilité de l'Etat. » Ce dossier a été examiné par un panel de juges tels que Mme Helen Jarvis, vice-présidente du Tribunal permanent des peuples, ou le juriste Cees Flinterman, ancien membre du Comité des droits de l'homme de l'Organisation des Nations unies (ONU). Ils rendront leur verdict début 2016 mais, lors de la déclaration de clôture des audiences, les sept juges ont d'ores et déjà estimé que « des crimes contre l'humanité [ont] sans l'ombre d'un doute » été commis en 1965. Pour Me Katjasungkana, il s'agit de lutter contre les « fausses vérités » qui gangrènent aujourd'hui encore la société et contre « les groupes musulmans radicaux, comme le Front de défense de l'islam, qui harcèlent les associations de victimes, interrompent leurs rassemblements, sans que la police réagisse ».
En mai 2015, le président Joko Widodo annonçait la mise en place d'un comité de réconciliation nationale sur les crimes de l'« ordre nouveau », s'attirant ainsi l'ire des partis musulmans conservateurs comme des associations de défense des droits humains. Pour ces dernières, il ne peut y avoir de réconciliation sans justice. « Depuis, le gouvernement a assuré qu'une enquête sur les faits serait bien l'une des missions de ce comité. Mais nous restons sceptiques », déclare Mme Pretty.
Mme Roichatul Aswidah, membre de la commission des droits de l'homme, qui devrait participer au comité de réconciliation voulu par le gouvernement, se veut plus mesurée : « Nous avons eu plusieurs réunions avec le gouvernement, et les signes sont positifs. Nous nous efforçons d'obtenir la meilleure solution possible : une enquête et une réhabilitation des victimes. » Pour ce qui est d'amener les coupables devant la justice, elle est plus réservée : « Les victimes nous demandent de ne pas fermer la porte du processus judiciaire. Mais la plupart des responsables des exactions sont décédés. Quelle justice ne condamnerait que ceux qui ont exécuté les ordres, et pas ceux qui les ont donnés ? » Ce à quoi Me Katjasungkana réplique : « Depuis cinquante ans, des victimes sont traitées comme des coupables et des meurtriers vivent en toute liberté. Les événements de 1965 ne sont pas une histoire du passé ; ils sont un symbole de l'impunité qui règne encore dans ce pays. »
Tous les jeudis depuis 2006, ils se tiennent immobiles devant le palais présidentiel, à Djakarta. Habillés de noir, brandissant des parapluies sombres, ils sont une soixantaine, toutes générations confondues. Tous victimes d'exactions jamais jugées. Des Papous (5), des familles d'étudiants assassinés ou de militants disparus lors de la répression de 1998, et les visages ridés des survivants de 1965. Au sol, ils ont déposé des banderoles et les photos de leurs disparus. Ils scandent un appel au président. Agir, vite, car le temps passe et les traces s'effacent. Kusnendar, lui, se demande s'il verra son nom blanchi avant de mourir. « Tant de témoins ont déjà disparu. Nous courons après le temps. »
(1) « The coup that backfired », CIA Research Study, Washington, DC, décembre 1968, déclassifié en mai 2007.
(2) Lire Noam Chomsky, « L'Indonésie, atout maître du jeu américain », Le Monde diplomatique, juin 1998.
(3) Peter Dale Scott, « The United States and the overthrow of Sukarno, 1965-1967 », Pacific Affairs, n° 58, Vancouver, 1985 ; Brad Simpson, « It's our act of killing, too », The Nation, New York, 28 février 2014.
(4) Le dictateur a démissionné après avoir ordonné une répression qui a fait plusieurs centaines de morts. Lire Solomon Kane et Laurent Passicousset, « Comment le général Suharto a été contraint à la démission », Le Monde diplomatique, juin 1998.
(5) Lire Philippe Pataud Célérier, « Les Papous minoritaires en Papouasie », Le Monde diplomatique, février 2015.
North Korea’s bellicose posture has reached an unprecedented peak after the recent threats of a thermonuclear war against the United States.
Last month, the Deputy Permanent Representative of the DPRK to the U.N. unleashed a new series of threats against Washington, determined to fiercely antagonize any additional implementations of the North Korea’s nuclear program. The program has significantly accelerated since Kim Jong-un took the power in 2011.
For years, the threat posed by North Korea has been minimized. Now, the emergence of a more aggressive posture fueled by its leadership is not only undermining Washington’s influence in the region but also triggers the specter of nuclear proliferation in East Asia.
Pyongyang’s desire to conduct new missile launches has demonstrated North Korea leadership’s willingness to develop a nuclear-based offensive defense doctrine, improving the quality and the quantity of its nuclear arsenal. North Korea has already acquired a second strike capability, and by 2020 analyst expect that the country will be able to rely on nuclear-tipped intercontinental ballistic missiles.
In defiance of Washington’s warnings, Pyongyang carried out four ballistic missiles tests in the past two months, including the last on April 29th.
The new missile test comes just after the US Secretary of the State Tillerson has warned North Korea of the catastrophic consequences of pursuing nuclear weapons. Meanwhile, Washington has urged for a new range of sanctions increasing the economic isolation of North Korea.
It has also tried to convince China to increase the pressure on its erratic ally. For decades Beijing has maintained a close entente with Pyongyang, considered as a valuable ally and precious buffer zone from America’s sphere of influence. Yet, the unpredictable and dangerous behavior that has characterized Kim Jong-un’s leadership has certainly contributed to foster mutual mistrust, putting their relations in disarray.
In a recent report on the state media Rodong Sinmun, North Korean’s leadership has expressed a rare criticism towards China for its renewed closeness with Washington It highlighted the severe consequences of any major changes that could negatively affect the North Korea-China relations, such as a new round of sanctions under U.S. auspices.
The Chinese leadership remains extremely concerned about a potential escalation of the confrontation between Pyongyang and Washington and its implications for regional security balance. Although Beijing is considered as a critical actor in restraining North Korea’s aggressive pursuit of nuclear weapons, Pyongyang has several times ignored President Xi’s calls to comply with the U.N. Security Council resolutions. A
After months of hostile rhetoric towards Beijing, culminated in labeling China as a currency manipulator, the Trump administration has shown willingness to mend ties with the Xi government. After the reconciliatory summit between Mr Trump and his Chinese counterpart in Florida last month, Washington has repeatedly stressed the need for a wider engagement with China to clamp down North Korea’s nuclear ambitions.
Many believe that this would represent a valuable opportunity for Beijing to fulfill its desire of emerging as a major power, demonstrating to the international community its ability to play a pivotal role in solving a delicate global security issue.
China’s economic leverage on Pyongyang is considered as a decisive tool to rein in its former protégé. Yet it is unlikely that Beijing will be pursuing drastic measures that could seriously jeopardize the stability of the regime.
Beijing, however, has bowed to the international community’s pressure and has undertaken significant steps such as joining Washington in imposing sanctions and also restricting of North Korean coal imports, considered as a critical source of foreign exchange revenue from Pyongyang. Aside from that, Beijing has maintained a certain reluctance to enforce unilateral economic and trade sanctions despite Washington’s continuous request.
The current U.S. administration claims to be prepared to act unilaterally against threat represented by North Korea. Certainly, the era of strategic patience has come to an end as reaffirmed by Vice President Pence during his visit to South Korea last month.
Yet, the risk of a dreadful military escalation could seriously endanger the regional order and eventually aliment the chance of a nuclear confrontation remains dangerously high. The Trump administration has harshly condemned the failed launch as an additional provocation from Pyongyang, stressing that diplomatic and economic pressure could be accompanied by significant military actions to curb North Korea’s nuclear and ballistic missile program.
U.S. Vice President Pence visiting the DMZ during his recent visit to South Korea.
In addition, the Trump administration’s recent decision to deploy the aircraft carrier Carl Vinson in the Sea of Japan aims not only to reassure allies that the U.S. is able to defend them from the North Korea’s threat but also to display a more robust engagement in maintaining the status quo in the Korean peninsula. North Korean’s nuclear activities are per se an evident threat to Washington and its allies, but also could represent a significant disruption of the global non-proliferation regime considered as a fundamental pillar of the U.S. security policy.
Since the policy of strategic patience promoted by the previous administration has failed to bring about the denuclearization of the Korean peninsula, Washington is now determined to confront Pyongyang. Concerns from China, that perceives any shifts in the regional balance as a threat to its power projection capabilities, have exacerbated tensions with Seoul after the controversial decision to deploy the Terminal High-Altitude Area Defense to deter missile threats from North Korea.
Previous administrations have failed to stop Pyongyang’s nuclear program. The program is considered not merely a bargaining chip at the negotiation table, but as a cornerstone of North Korea’s manifest destiny and ultimate tool to ensure the regime survival.
The Trump administration has inherited from its predecessors an increasingly aggressive North Korea, close to the final stage of acquiring ICBM capabilities and miniaturization technologies required to target the continental United States. Pyongyang’s decision to pursue an aggressive agenda aims at compelling Washington to accept Pyongyang’s nuclear power status as a fait accompli.
It is critical to understand that North Korea’s decision makers are determined to pursue the dangerous path of the nuclear power acquisition even if this could dramatically escalate in a military intervention in the Korean peninsula, marking the end of the regime. Acquiring a strong deterrence against any military threat and other external pressure is a keystone for the core leadership that is adamant in ensuring the regime survival at any costs.
North Korea’s perpetual state of war against the imminent threat posed by Washington and South Korea and the pursuit of a self-reliant defense system (Chawi) as enshrined in the Juche ideology has represented a dominant narrative for its people but also the ultimate source of legitimacy for its ruling elites. In the past notable example of pursuing similar outcomes such as the Military First Policy (Songun Chongch’i) under the leadership of Kim Jong-Il led to an economic breakdown and to an extensive famine in the attempt of revitalizing its core leadership whose legitimacy was rapidly eroding in the aftermath of the collapse of the Soviet Union, exposing North Korea to a similar fate.
North Korea leadership strongly understands the importance of retaining its nuclear capabilities either to bolster domestic stability or as an effective deterrence tool to prevent any military threat. Albeit, Pyongyang has neither the military power nor a direct gain in attacking the United States and its allies without fearing dreadful retaliations that would undermine Kim’s regime, North Korea remains still committed to the reunification of the Korean peninsula on its terms. Since 1950’s invasion of the North and the conflict that inflamed the peninsula, North Korean leadership has rejected the legitimacy of the Republic of Korea (ROK) and still perceives Seoul as the most immediate source of destabilization for the regime.
Over the decades, North Korea has increased the level of confrontation with Washington over its interference in the Korean peninsula, demanding the end of the US nuclear umbrella, the withdrawal of the US forces stationed in South Korea and the end of the joint military exercise with the ROK Forces and more important the ultimate acceptance of North Korea as a legitimate nuclear power nation.
The recent impetuous shown by Trump administration to define the new contours of Washington’ strategy, saluted by the maximum pressure and engagement approach and the adamant rejection of any compromises regarding North Korea’s additional steps towards nuclear power status have not yet produced the expected results.
Aside from resorting to any military options that could eventually jeopardize Washington’s renewed commitment and role in the region, the chance of a successful diplomatic action that could resolve the dangerous standoff also relies on China’s role to convince Pyongyang to pursue a different direction under “the right circumstances” such as Washington’s reassurance of not pursuing any attempt to depose Kim’s leadership or encouraging any military interventions in the Korean peninsula.
While tensions have been high for months, Trump Administration has recently shown a certain inclination to engage Pyongyang in new talks. In the past, North Korea used the nuclear crisis to pressure Washington to normalize the relations, but this time the priority for its leadership has markedly shifted.
Undoubtedly, Pyongyang is still perceived as an unreliable actor with a proven record of violations and deceptions and all the diplomatic efforts to bring back North Korea to the negotiation and frame a longstanding deal that could prevent any additional dangerous shifts in the Korean peninsula have produced no tangible results so far.
The Trump administration is preparing to face a daunting challenge putting real pressure on North Korea to protect Washington’s role and strategic interest in the region. It could develop an appeasement policy toward Pyongyang to temporarily defuse the situation, but with no guarantees about the resurgence of the North Korea nuclear program in the future, this seems unlikely.
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La naissance du fascisme en Italie apparaît comme une conséquence de la première guerre mondiale. A la fin du conflit, frappé par l'inflation et le chômage, le pays est saisi par une forte agitation sociale. Pour se protéger, les industriels et les propriétaires fonciers font appel aux escouades fascistes créées par Benito Mussolini en 1915, lui ouvrant la voie vers la prise du pouvoir.
« Avant l'ouverture du parachute », par Tullio Crali, 1931. En 1909, les signataires italiens du Manifeste futuriste, rédigé par Marinetti, exaltent un art à « la violence culbutante et incendiaire ». Fascinés par la guerre, « seule hygiène du monde », et par la technique, les « aéropeintres » comme Tullio Crali jouent de perspectives cosmiques afin de mettre en scène la puissance des moyens de transport modernes. Dès les années 1920, une grande partie du courant se rallie au fascisme.Quand la guerre éclate en 1914, l'Italie est alliée, depuis la fin du XIXe siècle, à l'Allemagne et à l'Autriche-Hongrie. Cependant, son gouvernement choisit de rester neutre. Les « interventionnistes », peu nombreux, qui veulent se battre aux côtés de la Triple-Entente (France, Royaume-Uni et Russie), trouvent alors un porte-parole : Benito Mussolini, qui dirige l'organe du Parti socialiste, Avanti ! Cette prise de position lui vaut d'être exclu de son parti. Mais, le 14 novembre 1914, financé par la France, il fonde un autre journal, Il Popolo d'Italia. Il y appelle, le 1er janvier 1915, à lancer « la révolution contre la monarchie inerte » grâce au soutien des Fasci autonomi d'azione rivoluzionaria, les Faisceaux autonomes (ou milices) d'action révolutionnaire.
Le 23 mai 1915, retournement de l'Italie. Mussolini et ses Fasci n'y sont pas pour grand-chose. Un accord est intervenu entre le gouvernement italien et la Triple-Entente pour que, en cas de victoire, l'Italie bénéficie d'avantages territoriaux.
Bilan de la guerre : le déficit de l'Etat a été multiplié par huit, quand, de leur côté, les industriels ont vu leurs profits augumenter de plus de 20 %. Les Italiens doivent subir à la fois l'inflation et le chômage. Dans les usines du Nord, on compte 200 000 grévistes. Autant dans le Sud, sur les exploitations agricoles. Des révoltes éclatent, les magasins sont pillés. Au lieu de laisser agir l'Etat, les industriels et les propriétaires fonciers en appellent aux escouades fascistes, sous prétexte de « menace bolchevique ». Les Faisceaux italiens de combat, instaurés par Mussolini le 23 mars 1919 pour remplacer les Faisceaux d'action révolutionnaire, attaquent les syndicats et les Bourses du travail.
Contrôle de la presse, instauration d'une police secrète, suppression de l'impôt sur les profits.Jusque-là, le « fascisme » était selon Mussolini un « état d'esprit ». Mais le 12 novembre 1921 est fondé le Parti national fasciste, dont le mélange de conservatisme et de nationalisme satisfait pleinement les milieux industriels. Ils subventionnent donc les organisations fascistes. Les Faisceaux de combat, qui comptaient 17 000 membres en octobre 1919, en affichent trois ans plus tard plus de 300 000.
« Profil continu de Mussolini », par Renato Bertelli, 1933. Renato Bertelli, source : Fondation Marinela Ferrari/DRPour Mussolini, l'heure de montrer sa force est arrivée. Le 28 octobre 1922, c'est la marche sur Rome de ses Chemises noires. Redoutant une guerre civile, le roi Victor-Emmanuel III refuse de signer le décret qui permettrait à l'armée de réprimer le coup de force. Le 30 octobre 1922, il se résigne à demander à Mussolini de constituer le nouveau gouvernement.
Une fois que le Parlement lui a accordé les pleins pouvoirs, Mussolini, promu guide (duce) de la nation italienne, s'attaque aux institutions démocratiques. Contrôle de la presse, instauration d'une police secrète, emprisonnements, assassinats... Le pouvoir économique des classes possédantes est renforcé. Les impôts et taxes sur les biens vendus ou hérités, sur les profits des capitalisations financières et sur les articles de luxe sont supprimés. Les participations de l'Etat dans des entreprises sont transférées à des sociétés privées.
La politique sociale est également modifiée. La durée hebdomadaire du travail, qui pouvait dépasser 50 heures, est limitée à 40 heures en 1923. Une organisation de loisirs, le Dopolavoro, est instituée en avril 1925. En 1927, un programme de santé publique est mis en place. Mais la promulgation, la même année, d'une charte du travail, aboutit à une réduction des salaires de 20 % pour 2 millions de travailleurs.
La Padula et Romano Construit entre 1938 et 1940 par les architectes Guerrini, La Padula et Romano, le Palais de la civilisation italienne est un monument emblématique de l'architecture fasciste.Quand la crise économique mondiale atteint l'Italie, en 1931, Mussolini vient au secours des banques en faillite, mesure sans effet sur l'emploi. En deux ans, alors que plusieurs millions d'Italiens ont déjà dû émigrer pour trouver du travail, le nombre des chômeurs passe d'une centaine de milliers à plus d'un million.
Avec le régime fasciste, un nouveau type de dictature apparaît. Dans toute l'Europe, devant la perspective de changements sociaux que leurs adversaires estiment d'inspiration « communiste », des groupes d'action se forment sur le modèle des Faisceaux de combat.
manuel scolaire italienQuoique sévèrement réprimée, l'opposition au régime fasciste n'en a pas moins été active. Ainsi, comme le montre ce manuel italien publié en 2008, les communistes n'ont cessé, vingt ans durant, de défier le Duce.
Pour qui voulait s'opposer activement au fascisme, il n'existait que deux possibilités : l'exil à l'étranger ou l'agitation clandestine en Italie. Ceux qui employèrent, depuis le début, cette dernière forme de lutte furent surtout (mais pas exclusivement) des communistes – les seuls à être préparés à l'activité clandestine, par la structure de leur organisation ou du fait d'avoir été victimes de la répression systématique des autorités. Pendant vingt ans, le Parti communiste italien (PCI) a réussi à maintenir sur pied et à alimenter, de l'intérieur comme de l'étranger, un réseau clandestin, à diffuser des brochures et des journaux de propagande, à placer ses hommes dans les syndicats et les organisations de jeunesse fascistes. Tout cela nonobstant des résultats immédiats modestes et les immenses risques que couraient ces militants : plus des trois quarts des 4 500 condamnés par le tribunal spécial et des 10 000 personnes assignées à résidence entre 1926 et 1943 furent en effet des communistes.
Giovanni Sabbatucci et Vittorio Vidotto, Storia contemporanea. Il Novecento, Editori Laterza, 2008.