« Circulez il n’y a rien à voir ». Longuement interrogé hier et aujourd’hui, le porte-parole adjoint de la Commission, l’Autrichien Alexander Winsterstein, soumis au feu roulant de la presse internationale, n’a pas hésité à affirmer, avec une arrogance toute eurocratique, qu’elle faisait « fausse route » en osant s’interroger sur les conditions de la nomination de Martin Selmayr, le chef de cabinet de Jean-Claude Juncker, le président de l’exécutif européen, au poste de secrétaire général de la Commission, LA tour de contrôle de l’institution. Pour ce porte-parole, « toutes les procédures légales et administratives en vigueur » ont été suivies à la lettre. Ce n’est pas l’avis de plusieurs députés européens, notamment allemands : le vert Sven Giegold n’hésite pas à qualifier cette nomination « d’opération nuit et brouillard » et réclame une enquête du Parlement. « Cette procédure n’a rien à voir avec une procédure équitable, ouverte et transparente », surenchérit Jens Geier, chef des députés des socio-démocrates au Parlement européen. « Selmayr a organisé l’appareil politique de Juncker depuis des années. Cet acte de gratitude le hisse à un joli poste où il pourra survivre à la disparition de Juncker », a-t-il déclaré l’hebdomadaire allemand Der Spiegel. Les médias internationaux sont à l’unisson. Ambiance.
Un débat de neuf minutes
Rappelons les faits tels que l’on peut les reconstituer : à la fin de l’année dernière, le poste de secrétaire général adjoint de la Commission va se libérer, sa titulaire, la Grecque Praskevi (dite Vivi) Michou étant candidate au poste de directrice générale « Affaires intérieures ». À sa grande surprise, elle obtient très rapidement sa promotion le 31 janvier avec effet au 1er mars. Martin Selmayr lui explique qu’il a besoin d’elle pour s’occuper du projet de règlement de Dublin IV (pays responsable du traitement des demandes d’asile) qui s’enlise au Conseil des ministres (l’instance où siègent les États). Le 21 février, le collège des 28 commissaires nomme, sur proposition de Juncker, Selmayr secrétaire général adjoint. Puis le président de l’exécutif annonce que le secrétaire général actuel, le Néerlandais Alexander Italianer, démissionne (il est nommé dans la foulée conseiller hors classe, un placard très doré) et propose de le remplacer par Selmayr dès le 1er mars (date de l’entrée en fonction de Vivi Michou). Ce qui est fait. Le tout a pris moins d’une minute.
Alexander Winterstein n’a pas hésité à affirmer que le collège avait « débattu longuement » de cette promotion express sans précédent dans l’histoire de l’institution. Pourtant, la réunion a commencé à 9h30 et le communiqué convoquant une conférence de presse pour 10h30 a été envoyé à 9h39, ce qui montre l’intensité du « débat ». Surtout, comment Selmayr a-t-il pu être nommé secrétaire général alors qu’il n’avait pas la fonction suffisante (qui doit être séparée du grade qui détermine la rémunération), même s’il est chef de cabinet, un poste politique : il faut au minimum être directeur général adjoint (DGA) ou directeur général (DG), le top management. Or, Selmayr n’est que directeur.
Promotions express
C’est la Commission alors dirigée par José Manuel Barroso qui l’a promu à cette fonction le 18 juin 2014, alors que Selmayr est en congé de l’institution depuis le mois de mars pour mener la campagne victorieuse de Jean-Claude Juncker aux élections européennes et qu’il se prépare à prendre la tête de son cabinet. Qu’importe ! À la suite d’une manœuvre de Viviane Reding, la commissaire chargée de la justice, dont il a dirigé le cabinet entre 2009 et 2014 (il a été son porte-parole de 2004 à 2009), il est propulsé directeur pour l’Union auprès de la BERD à Londres alors que tout le monde sait qu’il n’occupera jamais ce poste. À cette occasion, il grimpe au grade de AD 14 (ils vont jusqu’à 16) avec un salaire de 15.000€.
Mais ça n’est pas l’argent qui motive Selmayr ou pas seulement : comme chef de cabinet, il bénéficie d’un grade AD15 temporaire (jusqu’à 17.000 euros), grade qu’il se fera attribuer à titre permanent en 2017. Il prépare en réalité son prochain mouvement. Lorsque Vivi Michou est nommée directrice générale, le 31 janvier donc, le poste de secrétaire général adjoint se libère. Il est alors publié et Selmayr se porte candidat. Normalement, la procédure de sélection est longue afin de garantir la transparence : oral devant un panel de présélection, établissement d’une short list par un Comité consultatif des nominations (CCN), examen des compétences par un consultant extérieur (Mercuri Urval), retour devant le CCN, entretien avec le commissaire chargé de la fonction publique européenne et enfin nomination par le collège des 28 commissaires. Là, en moins de trois semaines l’affaire est réglée : selon Winterstein, le consultant extérieur l’entend le 15 février et le CCN le 16. Et le commissaire en charge de la fonction publique, l’Allemand Gunther Oettinger, s’entretient avec lui le mardi 20 février en fin d’après-midi, moins de 30 minutes. Les autres commissaires découvriront le pôt aux roses le lendemain, quelques minutes avant les journalistes.
Deux candidats, dont un bidon
Combien de personnes se sont portées candidates pour ce poste de secrétaire général adjoint ? « Moins de quatre » a d’abord répondu Winstenstein. Mais pressé par les journalistes, il reconnaîtra finalement qu’il n’y en avait que deux, sans que l’on sache qui était la seconde, car il s’agit de « données privées ». Deux, dont au moins une femme, c’est le nombre minimum, sinon le poste ne pouvait être pourvu. Selon mes informations, il s’agirait de l’Espagnole Clara Martinez Alberola, l’actuelle cheffe adjointe de cabinet de Juncker et ancienne du cabinet de Barroso (nommée «conseillère principale» en juin 2014, dans le même train de promotions que Selmayr...) qui va prendre sa succession jeudi,avant, toujours selon nos informations, d’être nommée à la tête d’une direction générale à la fin de l’année. Autrement dit, il s’agirait d’une candidature purement formelle afin de permettre à Selmayr d’être nommé dans les règles…
Encore plus curieux, la promotion éclair de Selmayr du poste de secrétaire général adjoint à celui de secrétaire général : là, aucune procédure n’a été suivie, comme a dû le reconnaître la Commission. « Mais on peut choisir un secrétaire général parmi le groupe des DGA et des DG soit en suivant la procédure normale, soit en déplaçant un DGA ou un DG dans l’intérêt du service », selon Winsterstein. Or, « vu l’importance de la fonction, nous faisons tout pour qu’il n’y ait pas de vacance ». Le problème est qu’un tel choix n’est pas prévu par le statut de la fonction publique et qu’Italianer n’a pas atteint l’âge de la retraite : âgé de 61 ans, il reste d’ailleurs à la Commission. Il était donc parfaitement possible de le laisser en place quelques mois, le temps de suivre la procédure normale. Mais, manifestement, il était hors de question de prendre le moindre risque, notamment en laissant les États s’en mêler. De fait, le poste était promis à un Français, les Allemands étant déjà surreprésentés dans les institutions : secrétariat général du Parlement européen et du service européen d’action extérieur, présidence de la Banque européenne d’investissement et du Mécanisme européen de solidarité…
Bref, les règles ont été tordues au maximum au bénéfice d’un Selmayr qui a su utiliser les commissaires qu’il a servis pour s’autopromouvoir. Entré à la Commission en 2004 au grade de AD 7, il sera promu avec une régularité métronomique tous les deux ans, ce qui est un exploit : le statut exige au minimum deux ans dans un grade, la moyenne étant en réalité de 3 à 5 ans. Or, en 2014, il est déjà AD 12, le maximum possible vu sa date d’entrée, ce qui est déjà un exploit sans précédent. Barroso et Reding lui donneront alors un coup de pouce en le propulsant AD14 et directeur, ce qui lui ouvre les portes du secrétariat général. Il veillera à nommer à ce poste, lors du départ à la retraite de l’Irlandaise Catherine Day, Italianer, un fonctionnaire peu combatif qui ne se fera pas prier pour dégager le moment venu. En 14 ans, Selmayr aura donc gravi, lui et la petite clique qui lui est fidèle, tous les échelons du pouvoir.
L’exécutif européen est désormais à sa botte. Le plus inquiétant est qu’il n’y ait eu aucun commissaire qui ait eu le courage de faire obstacle à cette irrésistible ascension. Juncker voulait une « Commission politique ». Elle n’a jamais été aussi technocratique.