Si l’attention est fixée sur la bien mal nommée « taxe GAFA » (Google, Amazon, Facebook, Apple), le front qu’a ouvert hier à Bruxelles la Commission européenne est infiniment plus large que la seule imposition de certaines activités des géants du numérique, tous américains, qui, pour l’instant, échappent largement à l’impôt. En effet, la mère de toute la bataille sera en réalité une autre directive, dévoilée elle aussi hier, dont le but est de moderniser la notion « d’établissement fiscal » afin de permettre aux États de soumettre les sociétés du secteur numérique, qui n’ont aucune présence physique chez eux, à l’impôt sur les sociétés (IS) comme n’importe quelle entreprise industrielle ou de service. Le problème est qu’il faut réunir l’unanimité des 28 gouvernements (si le vote intervient avant le Brexit le 30 mars 2019, sinon 27), ce qui annonce une bataille ardue, mais qui est loin d’être perdu d’avance. Vendredi, lors de leur traditionnel sommet de printemps, les chefs d’État et de gouvernement de l’Union auront une première discussion informelle sur le sujet, ce qui permettra d’évaluer le rapport de force.
C’est à l’initiative de la France, et en particulier de Bruno Le Maire, le ministre des Finances, que le Conseil européen d’octobre 2017 à demander à la Commission d’ajouter un texte créant une « taxe GAFA » à la directive qu’elle préparait sur l’IS applicable aux activités numériques. « Les États ont même insisté pour qu’on présente notre paquet hier afin de pouvoir en discuter vendredi alors qu’on devait l’adopter mercredi prochain », confie-t-on dans l’entourage de Pierre Moscovici, le commissaire chargé des affaires économiques, financières et de la fiscalité.
Mais pour la Commission, cette taxe n’est pas le sujet majeur : l’essentiel est de moderniser un droit fiscal antédiluvien inadapté à la dématérialisation de l’économie, comme l’a montré Google qui a gagné en justice contre l’administration fiscale française. En effet, il faut, pour être soumis à l’IS, avoir une présence physique dans l’État de taxation, ce qui n’est nullement nécessaire pour les entreprises numériques. Il leur suffit de limiter leur présence matérielle dans les pays à la fiscalité accommodante comme l’Irlande, les Pays-Bas, le Luxembourg, Chypre ou Malte, ce qui leur permet de ne payer que 9 % d’IS en moyenne, alors que les entreprises « physiques » payent 23 % en moyenne. Sur ce point, il y a un large consensus non seulement européen, mais mondial pour que la richesse soit taxée dans le pays où elle est créée.
La Commission veut donc que les États puissent soumettre les entreprises numériques à leur IS national en modernisant la notion « d’établissement fiscal » : ainsi, une plate-forme numérique aura une « présence numérique » imposable si elle génère plus de 7 millions d’euros de produits annuels dans un État membre ou si elle compte plus de 100.000 utilisateurs dans un État ou si plus de 3000 contrats commerciaux pour des services numériques sont créés entre l’entreprise et les utilisateurs actifs.
La taxe, elle, a un objectif bien plus limité : permettre, en attendant un accord sur « l’établissement fiscal », d’imposer certaines activités des entreprises dont le chiffre d’affaires mondial est d’au moins 750 millions d’euros et la part européenne d’au moins 50 millions d’euros. La Commission propose que cette taxe d’un taux de 3 % frappe les contrats de publicité liés à l’usage de données personnelles (donc les médias sociaux comme Facebook ou Twitter) ainsi que la mise en relation entre acheteurs et vendeurs (eBay, le bon coin, Über, etc.). Le Ecommerce (Amazon) ou les services payants (Neflix, Spotify, iTunes) sont, eux, soumis à la TVA et peuvent donc être tracés autrement. Cette taxe a vocation à disparaître et à être absorbée par l’IS lorsque la directive modernisant la notion d’établissement fiscal aura été adoptée.
Si la Commission a accepté de proposer cette taxe, qui devrait entrer en vigueur en 2020 espère Paris, c’est parce que trois pays en ont déjà adopté une (Italie, Hongrie et Slovaquie) et que d’autres menacent de le faire, ce qui risque de fragmenter le marché intérieur. « Pierre Moscovici a rencontré les acteurs du numérique pour leur expliquer que si l’Union ne faisait rien, elles allaient souffrir, chaque pays appliquant sa propre assiette d’imposition et des taux différents », explique un proche du dossier : « le temps de la non-imposition est révolue et mieux vaut pour elles une règle unique ». Et il a un vrai risque, comme l’a expliqué à Libération Pierre Moscovici, « d’une intensification d’une concurrence fiscale anarchique entre les États membres ». Mieux vaut donc « une solution européenne offrant un cadre stable aux Etats et aux entreprises ».
Ce qui est plus facile à dire qu’à faire. Beaucoup d’États, dont l’Allemagne, l’Irlande, les Pays-Bas, le Luxembourg, Chypre ou Malte, sont tentés d’attendre que l’OCDE boucle ses travaux en 2020, au plus tôt, sur la notion « d’établissement fiscal » afin d’aboutir à une solution mondiale. La Commission fait valoir que sa directive n’empêchera pas que l’Union s’adapte à ce standard s’il voit le jour, ce que Berlin a bien voulu reconnaitre. Si les petits pays de l’Union qui accueillent des géants du numérique ont beaucoup à perdre, ils ne pourront pas s’opposer à ce mouvement mondial. En clair, ils peuvent ralentir le mouvement européen, mais une fois l’OCDE parvenue à un accord, ils devront plier.
En revanche, sur la taxe de 3%, ces pays vont tout faire pour bloquer et donc gagner du temps, car ils savent que dans ce cas, « la présence des entreprises du numérique dans ces paradis fiscaux, notamment en Irlande, une île éloignée et mal desservie, n’aura plus aucun sens puisqu’elles devront payer des impôts dans les 27 États membres », explique-t-on à la Commission. Ils sont soutenus par les Baltes et la Suède qui, eux, estiment qu’il ne faut pas entraver le développement du numérique, une vision idéologiquement datée.
Mais ils ne pourront pas tenir longtemps : en cas de blocage européen, chaque pays imposera les activités numériques dans son coin, à l’image de l’Italie. Autrement dit, « le statu quo n’est plus une option », dit-on à Bruxelles, puisque la majorité des États veulent récupérer leur part du gâteau. « La pression sur ces pays est maximale », confie-t-on à la Commission. Et l’Irlande, qui a besoin de l’UE pour éviter le rétablissement d’une frontière physique avec l’Irlande du Nord, sait que ses marges de manœuvre sont étroites. Au final, la Commission n’est pas mécontente d’avoir été contrainte de mettre sur la table cette « taxe GAFA » : « elle va nous permettre de faire avancer le dossier de l’établissement fiscal » puisque ce sera le seul moyen d’éviter cette taxe pour ceux qui ne veulent pas de ce symbole d’une harmonisation fiscale européenne honnie…
N.B: version longue de mon article paru dans Libération du 22 mars
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Ma chronique dans« La faute à l’Europe», sur France Info Télé: elle porte sur les consultations citoyennes qu’Emmanuel Macron va lancer de Strasbourg, le 17 avril prochain.
La médiatrice de l’Union européenne, l’Irlandaise Emily O’Reilly, vient de tacler sévèrement Jean-Claude Juncker pour sa trop grande mansuétude à l’égard des activités de lobbying de son prédécesseur, José Manuel Durao Barroso, passé en juillet 2016 avec armes et bagages chez Goldman Sachs, la sulfureuse banque d’affaires américaine. Un avis qui tombe mal en plein « SelmayrGate », la nomination controversée de son chef de cabinet au poste de secrétaire général de la Commission, car il souligne l’élasticité de la morale de l’ancien premier ministre luxembourgeois en matière de conflits d’intérêts.
«Amicale et personnelle»
Dans un avis publié le 15 mars, la médiatrice, qui tient son mandat du Parlement européen, estime que le comité d’éthique de la Commission, qui avait critiqué, mais absous Barroso en octobre 2016, devra réexaminer son cas, celui-ci se livrant, en dépit de ses promesses, à des activités de lobbying auprès de l’institution qu’il a présidé entre 2004 et 2014.En effet, il a été pris la main dans le sac par le collectif d’ONG Alter-UE qui a révélé le mois dernier qu’en octobre 2017, il avait rencontré en tête-à-tête un vice-président de la Commission, le Finlandais Jyrki Katainen, dans un hôtel proche du Berlaymont, le siège de l’exécutif européen à Bruxelles. La réunion a été déclarée sur l’agenda du commissaire comme une réunion « avec la banque Goldman Sachs ».
Interrogé par le Parlement européen, le commissaire a déclaré qu’il s’agissait d’une rencontre « amicale et personnelle » autour d’une bière. Pourtant, le même commissaire a reconnu qu’ils n’avaient pas discuté barbecue, mais défense et commerce... Or, Barroso représente des clients d’une banque d’affaires qui peuvent s’intéresser aux projets de la Commission dans ces deux domaines. Ces rencontres informelles sont la définition même du mot lobby, comme le souligne Emily O’Reilly. Ce n’est pas l’avis de Barroso qui, sur Twitter, a vivement réagi : « je n’ai pas fait et ne ferai pas de lobbying auprès d’officiels de l’UE ».
Réexamen du cas Barroso
Interrogé le 21 février, Juncker, qui avait condamné du bout des lèvres et seulement au bout de deux semaines son prédécesseur au prétexte qu’il n’avait violé aucune règle interne, a balayé d’un revers de main agacé les questions des journalistes : « ce n’est rien », avant d’ajouter « ce n’est quand même pas un gangster ». Emily O’Reilly répond indirectement à cet agacement présidentiel dans son avis : « la nouvelle fonction de M. Barroso a provoqué de sérieuses inquiétudes dans l’opinion publique, ce qui aurait dû à tout le moins susciter des inquiétudes au sein de la Commission quant au respect du devoir de discrétion ».
Pour la médiatrice, un réexamen du cas Barroso « démontrerait que la Commission a pris très au sérieux les préoccupations de l’opinion publique concernant cette affaire et les dommages causés à l’image des institutions européennes ». Pour elle, « les anciens commissaires ont le droit d’exercer une activité, mais, en tant qu’anciens fonctionnaires, ils doivent également veiller à ce que leurs actions ne sapent pas la confiance des citoyens dans l’Union ». La médiatrice demande donc a minima une décision formelle de la Commission afin qu’elle interdise à son ancien président de faire du lobbying auprès d’elle. Elle estime aussi que le « code de conduite » des commissaires doit être renforcé, car son enquête a révélé « des problèmes systémiques concernant la manière dont la Commission traite ce genre d’affaires », comme le démontre l’attitude de Juncker. Certes le code d’éthique a été renforcé afin d’étendre de 18 à 36 mois la durée pendant laquelle les anciens présidents devront demander l’avis du comité d’éthique sur leur nouveau travail (deux ans pour les commissaires). Mais, cette réforme, entrée en vigueur le 1er février, « n’empêcherait pas qu’une situation semblable à celle que nous connaissons avec M. Barroso se reproduise à l’avenir ». Elle propose aussi que le comité d’éthique soit élargi au-delà de ses trois membres actuels, qu’il puisse s’autosaisir et que la période d’observation des anciens commissaires soit prolongée de plusieurs années.
Un clou dans le cercueil de la Commission Juncker
Rappelons que le cas Barroso n’est pas le premier à éclabousser la Commission Juncker :l’ancienne commissaire à la concurrence, la Néerlandaise Neelie Kroes, a été elle aussi absoute alors qu’elle a été prise en flagrant délit de mensonge quand le scandale des « Bahamas Leaks » a éclaté fin septembre 2016. Tout comme l’actuel commissaire allemand Gunther Oettinger, celui-là même qui est chargé de défendre la légalité de la nomination de Selmayr, qui a voyagé – sans le déclarer- en mai 2016 à bord de l’avion privé d’un lobbyiste allemand proche de Vladimir Poutine et de Viktor Orban pour se rendre à Budapest. Or, à la suite de ce voyage, la Commission décidait de classer une enquête sur la construction d’une centrale nucléaire par les Russes en Hongrie (lire aussi ici)… On pourrait aussi rappeler le pedigree du commissaire espagnol Miguel Arias Canete qui a mélangé tout au long de sa vie intérêts privés et publics et s’est pourtant vu confier par Juncker le portefeuille de l’énergie alors que sa famille a des intérêts dans ce secteur…
Bref, l’avis de la médiatrice est un clou supplémentaire planté dans le cercueil de la Commission Juncker…
Photo: REUTERS/Vincent Kessler
Ma «coulisse» papier est ici et elle est consacrée à l’incroyable silence observé par les commissaires, pourtant censés être des politiques de haut vol...
La Commission ne dévie pas de sa ligne de défense. « La procédure a été respectée dans les moindres détails et à tout moment » dans la nomination de l’Allemand Martin Selmayr au poste de secrétaire général, la tour de contrôle de l’administration communautaire, a ainsi de nouveau affirmé Gunther Oettinger, le commissaire chargé du budget et de la fonction publique européenne, à Strasbourg, le 12 mars : « Nous pouvons démontrer que les aspects juridiques formels ont été respectés ». La Commission de contrôle budgétaire (COCOBU) du Parlement européen, présidée par l’Allemande Ingebor Grässle, va néanmoins enquêter à partir de ce lundi pour savoir si les règles du Statut de la fonction publique européenne, un règlement adopté par le Parlement européen et le Conseil des ministres, n’ont pas été violées ou contournées.
Il est nécessaire, après la saga de ces trois dernières semaines au cours desquelles j’ai essayé de montrer comment s’était passée cette nomination controversée, de revenir point par point sur les problèmes juridiques qu’elle pose. Car la Commission a déployé un épais rideau de fumée quand elle n’a pas tout simplement menti pour tenter de dissimuler ce qui s’était réellement passé. Le résultat est accablant.
1/ Martin Selmayr pouvait-il être nommé secrétaire général (SG) de la Commission ?
À 9h39, le mercredi 21 février, un communiqué est envoyé à l’ensemble de la presse accréditée pour les informer que Jean-Claude Juncker, le président de la Commission, et Gunther Oettinger donneront à 10h30 une conférence de presse. Un événement doublement exceptionnel. D’une part, Juncker, qui se livre très peu à cet exercice, l’a fait la semaine précédente. D’autre part, ces conférences de presse ont normalement lieu aux alentours de midi, après la réunion du collège des commissaires. La nouvelle doit donc être importante. Or, il ne s’agit en fait que d’annoncer une série de nominations aux plus hauts postes de l’administration de la Commission, des mises au placard, ainsi qu’une promotion surprise, celle de son chef de cabinet, Martin Selmayr, 47 ans, proche de la CDU, au poste de secrétaire général à compter du 1er mars. La presse est plutôt surprise, ce type de nouvelles donnant habituellement lieu à un simple communiqué de presse. Mais, pour Juncker, il faut manifestement marquer symboliquement le coup de l’ascension fulgurante de Selmayr. À moins que ce ne soit ce dernier qui ait demandé cette mise en scène.
Le communiqué de presse distribué en même temps ne détaille pas la procédure qui a amené Selmayr au sommet de l’administration. Au cours de sa conférence de presse, Juncker explique que le secrétaire général sortant, Alexander Italianer, un Néerlandais de 61 ans, nommé en 2015, lui a fait part, il y a deux ans, de sa décision de partir à la retraite à compter du 1er mars il y a deux ans et qu’il convenait de pourvoir à son remplacement. Il précise aussi que l’Espagnole Clara Martinez Alberola, membre du PP de Mariano Rajoy, jusque-là cheffe adjointe de Selmayr, prend sa place, une première pour une femme.
L’enquête que j’ai menée a montré que la séquence a été plus complexe que ne l’a expliqué Juncker le 21 février, ce qui a amené le Parlement européen à se saisir de ce que tout le monde appelle désormais à Bruxelles le Selmayrgate. Comme l’a confirmé le procès-verbal de la Commission et le récit qu’en a fait le président lui-même dans une lettre adressée le 6 mars à la délégation socialiste française qui l’a interpellé, l’affaire s’est faite en trois temps. Selmayr, qui n’était que conseiller principal (ou directeur selon les versions linguistiques) ne pouvait pas être nommé directement secrétaire général : il devait préalablement avoir rang soit de directeur général adjoint, soit de directeur général. Il a donc, au cours de la réunion du collège, d’abord été nommé secrétaire général adjoint (SGA). Puis, raconte Juncker dans sa lettre, « après les décisions de la Commission du 21 février sur l’ensemble des nominations et mutations de membres de l’encadrement supérieur, y compris la nomination de M. Selmayr comme secrétaire général adjoint, M. Alexander Italianer, secrétaire général de la Commission, a pris la parole et a informé la Commission de son intention de prendre sa retraite avec effet au 1er avril 2018, information dont il m’avait fait part par lettre formelle le matin de ce même jour ». Déjà, une contradiction entre cette version et celle de la conférence de presse: deux ans avant ou le même jour ?
Ensuite, écrit toujours Juncker, « sur ma proposition », le collège des commissaires a décidé « de transférer M. Selmayr à cette fonction (de SG) dans l’intérêt du service, conformément à l’article 7 du statut » qui prévoit que la « nomination ou la mutation » d’un fonctionnaire peut avoir lieu dans un autre emploi « de son groupe de fonctions correspondant à son grade ». Selmayr, AD 15 (les grades, qui déterminent le salaire, vont de 1 à 16 au sein de la fonction publique européenne) et secrétaire général adjoint depuis quelques minutes, répond bien à ces conditions. En résumé, le chef de cabinet a reçu deux promotions importantes en quelques minutes, un record absolu dans l’histoire de la Commission. Déjà en soi une bizarrerie. Mais pour la Commission, on ne pouvait pas laisser ce poste vacant plus d’une minute. Manifestement, il n’est venu à l’idée de personne de demander à Italianer de rester en poste deux ou trois mois de plus...
De plus, avant le début de la réunion du collège, la quasi-totalité des 28 commissaires n’était pas au courant que la séquence se déroulerait ainsi : 1/ nomination de Selmayr comme SGA, 2/ démission d’Italianer 3/ nomination de Selmayr comme SG. Seul Oettinger était au courant que Selmayr allait être nommé SGA (et pas SG jusqu’à plus ample informé) puisqu’il a eu un entretien avec lui la veille au soir pour conclure son parcours de recrutement, un passage obligé. Quant au vice-président de la Commission, le Néerlandais Frans Timmermans, comme l’explique Juncker dans sa lettre du 6 mars, « j’avais pris soin de (le) consulter en date du 20 février 2018 » sur la nomination de Selmayr comme SG. On se demande d’ailleurs pourquoi informer seulement Timmermans, celui-ci ne jouant aucun rôle supplémentaire par rapport aux autres commissaires dans une telle procédure. Peut-être parce que le SG qui allait prendre sa retraite (de son plein gré ?) est lui-aussi de nationalité néerlandaise et qu’il fallait donc déminer le terrain ? En résumé, seuls Juncker et Timmermans connaissaient l’ensemble de la manoeuvre.
Le problème est qu’en procédant ainsi, la commission a violé l’article 4 du statut. Il prévoit en effet que « toute nomination ou promotion ne peut avoir pour objet que de pouvoir à la vacance d’un emploi dans les conditions prévues au présent statut. Toute vacance d’emploi dans une institution est portée à la connaissance du personnel de cette institution dès que l’autorité investie du pouvoir de nomination (le collège des commissaires) a décidé qu’il y a lieu de pourvoir ce poste ». Or, cela n’a pas été le cas pour le poste de SG qui n’a pas été rendu vacant, l’absence de publication du poste et d’appel à candidatures l’attestant. Surtout, entre la démission d’Italianer et la nomination de Selmayr il ne s’est écoulé qu’une minute. On peut tordre le règlement dans tous les sens, il fallait publier le poste de SG avant de le pourvoir, l’article 4 l’emportant sur l’article 7 (mutation). Sinon, cela signifierait que le collège peut nommer n’importe quel directeur général adjoint ou directeur général à n’importe quel poste sans respecter les règles du statut. Seuls les postes dans les cabinets des commissaires, qui sont des postes politiques, peuvent être pourvus sans publication.
Bref, les principes de transparence et d’égalité garantis par l’article 4 (et régulièrement réaffirmés par la Cour de justice de l’Union) ont allègrement piétiné au profit de Selmayr. Sans compter que le principe de collégialité a lui aussi été violé, puisque 25 commissaires sur 28 ont découvert la manœuvre au moment où elle se déroulait, comme plusieurs d’entre eux l’ont reconnu.
En dépit des questions répétées de la presse et des députés européens, aucune explication n’a jamais été fournie par la Commission sur ce point. Oettinger, devant le Parlement européen, a d’ailleurs soigneusement omis de s’expliquer en dépit des questions répétées des eurodéputés.
2/ Martin Selmayr a-t-il été légalement nommé secrétaire général adjoint ?
Cette étape, omise par Juncker devant les journalistes, est importante puisqu’elle a permis à Selmayr d’être nommé ensuite SG en invoquant l’article 7 sur les mutations au sein d’un même groupe de fonctions (nonobstant le respect de l’article 4). Devant le Parlement, Oettinger a affirmé que « la vacance du poste de secrétaire général adjoint a été publiée et a été suivie d’un examen en centre d’évaluation –une évaluation externe des candidats -, d’un entretien avec les membres du comité consultatif des nominations (CCN) au sein de la Commission puis d’un entretien avec le Président et moi-même la veille de l’adoption de la décision ».
Là aussi, l’affaire est plus complexe. Le 31 janvier, le poste de SGA a bien été publié (sa titulaire, la Grecque Parasquevi Michou, ayant été promue à une vitesse express directeur général aux affaires intérieures le 31 janvier avec effet au… 1er mars) et un appel à candidatures a été lancé, comme le prévoit l’article 29 du statut (procédure de promotion interne). Les candidats ont eu 10 jours ouvrables pour se faire connaître, « un délai habituel » selon Juncker dans sa lettre du 6 mars. Soit jusqu’au 13 février. Combien de candidats ? « Moins de quatre » dira d’abord le porte-parole de la Commission, Alexander Winterstein, avant de reconnaître qu’ils n’étaient en réalité que deux. En l’occurrence, comme je l’ai révélé, il s’agit de Clara Martinez, la cheffe adjointe de cabinet de Juncker et donc subordonnée de Selmayr. Deux candidats, dont une femme, l’appel à candidatures a donc pu être clôt. Martinez a retiré aussitôt sa candidature et le 15 février, Selmayr a passé seul l’examen de compétences mené par un consultant extérieur avant, le 16 février, de voir sa candidature validée par le CCN. Le 20 février, il a franchi l’étape finale : l’entretien avec Oettinger puis Juncker…
Autant dire que la procédure a été au minimum manipulée afin d’éviter une vraie mise en concurrence du poste. Si la Commission n’a toujours pas admis officiellement que la candidate qui a renoncé est bien Martinez, le 5 mars (fait confirmé le 6 mars par Juncker dans la lettre aux députés socialistes français) elle a reconnu que Selmayr était bien le seul candidat à se présenter aux épreuves de sélection.
Le problème est qu’un épais document de 2005 intitulé : « compilation document on senior officials policy », dont l’objet est de compiler les textes existants et de rappeler bonnes pratiques en matière de nominations, souligne que le collège doit se voir offrir « un choix suffisant de candidats » pour pouvoir se prononcer à bon escient. Autrement dit, non seulement la procédure a été manipulée pour permettre à Selmayr d’être le seul candidat en lice, mais la Commission a violé ses propres règles en se contentant de cette candidature unique. La bonne pratique aurait été de rouvrir le poste après la « défection » de Clara Martinez pour permettre une vraie concurrence. Au passage, le principe de non-discrimination posé par l’article 1 du statut a lui-aussi été violé, puisque la procédure a été manipulée pour écarter tout autre candidat que Selmayr.
En outre se pose la question du détournement de pouvoir. Tout indique que Selmayr savait qu’il serait nommé SG une fois promu SGA. Juncker a ainsi affirmé devant la presse, le 21 février, qu’Italianer lui avait dit dès sa nomination qu’il partirait en 2018. En outre, tout au long de la semaine du 26 février, Alexander Winterstein a expliqué sans rire devant les journalistes que Selmayr avait lui-même « choisi la procédure la plus difficile » pour devenir SG, ce qui est une façon de reconnaître qu’il connaissait bien le but à atteindre. Au passage, « difficile » est un bien grand mot, vu la rapidité de ladite procédure et l’absence totale de concurrence. Surtout, Selmayr a finalement lui-même reconnu que Juncker lui avait proposé le poste en novembre dernier. Autrement dit, dès le départ, la procédure de recrutement d’un SGA était viciée: elle ne visait pas à pourvoir ce poste, mais à permettre la nomination de Selmayr comme SG. C’est là qu’est le détournement de pouvoir qui conforte la violation des principes de transparence et de non-discrimination. On comprend que l’eurodéputé CDU Werner Langen dénonce un «coup d’Etat».
D’ailleurs, dès le 22 février, deux postes de SGA ont été ouverts : celui laissé vacant par Selmayr (et donc en réalité par Paraskevi Michou) et celui laissé libre par la promotion, le 21 février, de Jean-Eric Paquet comme directeur général de la recherche et de l’innovation. Curieusement, et il y a beaucoup de curieusement dans cette affaire, l’appel à candidatures a été clôt le 28 février, soit cinq jours ouvrables, moitié moins que « le délai habituel de 10 jours ouvrables » admis par Juncker. Explication de Margaritis Schinas, son porte-parole : « il a été considéré essentiel que les fonctions importantes de SGA soient pourvues rapidement »… Décidément, l’urgence était à tous les niveaux : SG, SGA. On peut le comprendre, puisque le secrétariat général a été décapité pour permettre l’ascension de Selmayr. Je peux d’ores et déjà vous annoncer que l’une des futures SGA sera la Danoise Pia Ahrenkilde-Hansen, l’ancienne porte-parole de Barroso, qui a déjà été promue le 21 février au poste de conseiller principal au secrétariat général.
Enfin, on peut se demander si la Commission n’a pas commis un faux en écriture publique. En effet, le procés-verbal de la réunion du 21 février indique que « la Commission est saisie de la liste des candidatures présentées pour le pourvoi de la fonction de secrétaire général adjoint » avant de « procède(r) à un examen en fonction des caractéristiques du poste ». Or il n’y avait qu’un seul candidat, Martin Selmayr. « Formule de style » dit-on à la Commission. Vraiment ? Après avoir tout fait pour dissimuler ce fait ?
3/ Selmayr pouvait-il éviter de passer par l’étape SGA ?
La Commission a développé cette ligne de défense dès le départ avant de l’abandonner puis de la reprendre. Oettinger devant le Parlement européen a ainsi affirmé que « Selmayr a été trois années durant le chef de cabinet de notre président. Et, précisément, ce poste de chef de cabinet du président se situe au niveau du directeur général » : en clair, il aurait pu être nommé directement SG par simple mutation (article 7) sans passer par la longue procédure de l’article 29 (celle de la promotion interne). Si cela avait été légal, on se demande bien pourquoi Selmayr n’a pas emprunté cette voix qui lui aurait causé moins de soucis que le détournement de la procédure via le poste SGA.
La réponse est extrêmement simple : la Commission ment. Certes, il est bien précisé dans la « communication du président à la commission relative aux règles régissant la composition des cabinets des membres de la Commission et du service du porte-parole » du 1er novembre 2014 (et donc rédigé par Selmayr) dans son point 3.1.2 que « le chef de cabinet du président a le rang de directeur général » afin de lui donner une plus grande autorité sur les directeurs généraux. Mais ce « rang » est lié à sa fonction politique de chef de cabinet. Selon l’article 38-g du statut, « à l’expiration de son détachement » dans un cabinet, « le fonctionnaire réintègre immédiatement l’emploi qu’il occupait antérieurement ». Une simple communication du président de la Commission ne peut modifier le statut qui est, rappelons-le, un règlement du Parlement et du Conseil. Cela s’appelle la hiérarchie des normes, un pilier essentiel de l’État de droit que la Commission semble avoir oublié.
Même si Selmayr n’est pas trop mal loti en grade, il n’avait pas la bonne fonction. Il a connu une carrière financière express, puisqu’il a été promu tous les deux ans au grade supérieur, et ce, depuis 2004, date de son entrée à la Commission. Un record, la plupart des fonctionnaires devant attendre entre 3 et 5 ans (il y a plusieurs échelons dans chaque grade) : en 2014, il est déjà AD 12. En juin 2014, il se fait nommer par la Commission Barroso finissante conseiller principal (ou directeur selon les versions linguistiques) auprès de la BERD à Londres au grade AD 14, un poste qu’il n’occupera jamais. Comme chef de cabinet du président, il obtient un grade temporaire AD 15, grade qu’il s’auto-attribuera à titre définitif en 2017. Mais il n’est toujours que conseiller principal selon le statut. D’où la nécessité juridique de passer par la case SGA pour se faire parachuter SG au grade d’AD 16, le plus haut de la fonction publique… Jamais Selmayr n’a eu le « choix » entre deux procédures.
4/ Selmayr a-t-il les compétences pour devenir SG ?
Le SG étant directement rattaché au président de la Commission, il revient au président de présenter le candidat qui a sa préférence au collège. Mais peut-il nommer qui il l’entend ? Car Selmayr n’a jamais dirigé un service : il a d’abord été porte-parole, puis deux fois chef de cabinet. Or, entre diriger une petite équipe de quelques personnes et le mastodonte qu’est la Commission, il y a une sacrée différence. Pour Werner Langen, Selmayr «n’est pas l’homme qu’il faut pour diriger une administration de 33.000 personnes ». Jusqu’ici, les secrétaires généraux (sauf le premier, Émile Noël, et pour cause, puisqu’il a créé la Commission) avaient franchi toutes les étapes : fonctionnaire de base, chef d’unité, directeur, directeur général. Manifestement, Selmayr se considère comme un secrétaire général « politique », une sorte de « président bis », comme le montre sa volonté de continuer à présider de facto le cabinet de Juncker. La question de sa compétence pour remplir la fonction de secrétaire général, un poste apolitique par nature, se pose donc. D’autant que ses petits arrangements avec les règles de droit pour parvenir au sommet montrent qu’il sait ne pas s’embarrasser de la légalité : or, le rôle essentiel d’un SG est justement de veiller à ce que la Commission impose le respect des traités européens aux États membres. Quelle est sa crédibilité ?