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Mensuel critique d'informations et d'analyses
Updated: 1 day 16 hours ago

Deux jeunesses face à la « loi travail »

Tue, 23/05/2017 - 09:37
Jacques Villeglé. – « Métro Arts-et-Métiers », 1972 ADAGP – Photo : S. Veignant - Galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois, Paris
Exposition Jacques Villeglé du 8 avril au 13 mai 2016, Galerie Vallois.

Les étudiants « sont des gens relativement protégés, les insiders, qui sont en train de lutter contre les outsiders. (…) Ce sont ceux qui bloquent l'entrée sur le marché du travail des moins qualifiés. (…) Ce sont les jeunes privilégiés, favorisés, qui vont empêcher que l'on réforme le marché du travail de ceux qui n'ont pas de job ». Ainsi parlait Laurent Bigorgne, le directeur de l'Institut Montaigne, un puissant think tank libéral, le 12 mars 2016 sur Europe 1. Selon cet ancien directeur adjoint de Sciences Po, les étudiants barreraient la route aux jeunes non qualifiés, dont les chances d'accéder à « l'emploi » seraient améliorées par le projet de loi réformant le code du travail.

Certes, les étudiants sont globalement issus de milieux sociaux plus favorisés que les autres jeunes : en 2010, parmi les élèves entrés en 6e en 1995, 83 % des enfants de cadres supérieurs et seulement 29 % des enfants d'ouvriers non qualifiés ont accédé à l'enseignement supérieur. Et 41 % des premiers et 4 % des seconds ont obtenu un diplôme de niveau bac + 5 (1), qui facilite grandement l'accès à l'emploi : en 2014, parmi les jeunes sortis du système éducatif depuis un à quatre ans, moins de deux diplômés du supérieur sur dix étaient au chômage ou sans activité professionnelle, contre sept jeunes sans diplôme ou titulaires du seul brevet (2).

Mais tous les étudiants ne sont pas pour autant des privilégiés. Si les écoles d'ingénieurs et de commerce ou les filières universitaires de santé permettent d'accéder à des emplois stables, hautement qualifiés et bien rémunérés, les filières courtes — préparation au brevet de technicien supérieur (BTS), écoles paramédicales et sociales, instituts universitaires de technologie (IUT) — débouchent souvent sur des postes d'employé ou d'ouvrier. Les enfants de cadres ou de membres des professions intellectuelles supérieures — soit 30 % de l'ensemble des étudiants — sont largement surreprésentés dans les écoles normales supérieures (ENS), où ils constituent 53 % des effectifs, les classes préparatoires aux grandes écoles (50%), les écoles d'ingénieurs (47%), les filières universitaires de santé (41%) et les écoles de commerce (37%) (3). A l'opposé, les enfants d'ouvriers (11% du total des étudiants) ne représentent que 3 à 6 % des élèves de ces filières qui offrent de nombreux débouchés, mais 15 à 20 % de ceux des filières courtes. Les diplômes qui ouvrent les portes des emplois les plus stables et les plus valorisés sont aussi ceux dont l'accès est le plus restreint socialement.

En outre, les étudiants, lorsqu'ils travaillent, n'échappent pas à une certaine précarité. Ils forment une main-d'œuvre adaptée à certains secteurs (4). Plusieurs emplois particulièrement flexibles du fait de la soumission aux aléas de la demande (activité saisonnière, organisation en flux tendu, etc.) ou aux exigences des donneurs d'ordres (les centres d'appels sous-traitants, par exemple) sont occupés par un personnel étudiant. Non seulement ces salariés sont particulièrement disponibles à certains horaires, comme le soir et le week-end, non seulement ils acceptent volontiers de travailler à temps partiel, mais ils peuvent aussi plus facilement que les autres se voir imposer des contrats de travail temporaires — contrats à durée déterminée (CDD), intérim, etc. — et de faibles rémunérations. « Ce n'est quand même pas le but des gens de rester dix ans à faire des hamburgers. On sait qu'ils ne vont pas faire leur vie chez nous », explique par exemple M. Jérôme S.

Pour ce recruteur d'un restaurant McDonald's, un salarié qui travaillerait dans la restauration rapide « parce qu'il a besoin d'argent » et « pour gagner sa vie » serait « malheureux » et donc moins productif : « Souvent, à long terme, l'équipier n'est plus tellement rentable, parce qu'il n'est plus motivé : absences régulières de tout type, retards, moindre assiduité au travail. » D'où l'intérêt d'embaucher des étudiants, dont le taux de rotation est très élevé. Dans ce contexte, le contrat à durée indéterminée (CDI), contrat le plus fréquent chez les « équipiers », représente moins une contrainte qu'une aubaine pour les entreprises, ainsi dispensées du versement d'une prime de précarité et de certaines cotisations.

L'occupation intensive d'un emploi engendre un risque élevé d'échec ou d'abandon des études. Elle accroît la probabilité de ne pas assister aux cours, diminue le temps consacré au travail personnel et à la préparation des examens et tend à réduire l'importance accordée à la vie universitaire. La moitié des étudiants — 53 % des filles et 46 % des garçons — doivent pourtant travailler (5). Au nom du lien entre universités et entreprises, cette situation est parfois valorisée. « L'expérience professionnelle est un plus pour les étudiants, y compris préparer des frites ! (…) Même en travaillant dans la restauration rapide — le job étudiant par excellence —, les étudiants pourraient acquérir une expérience en termes d'esprit d'équipe, de respect des horaires, de découverte du milieu professionnel », préconisait en 2007 M. Laurent Bérail, membre de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) et rapporteur du Conseil économique et social sur le travail des étudiants (6).

Tous n'exercent pas le même type d'activité, loin de là. Parmi les enfants de cadres prédominent les emplois occasionnels auprès de particuliers (baby-sitting, cours particuliers), les activités liées à leur formation (internat dans les hôpitaux) et les emplois qualifiés. Ce travail d'appoint est exercé de façon à la fois détachée et occasionnelle, comme un présent qui n'engage en rien l'avenir. Ainsi, M. Clément L., élève dans une école de commerce financée par ses parents, ne se « verrait pas toute la vie » gardien remplaçant dans un organisme de logements sociaux, mais trouve ce poste « nickel » pour les vacances d'été.

Toutefois, pour de nombreux jeunes, le poste occupé provisoirement (« pour payer ses études ») peut devenir durable, au point de prendre progressivement la place des études. On assiste alors à une « éternisation », à un enlisement dans l'emploi. Pris au jeu (et au piège) de leur « petit boulot », certains en viennent à se définir eux-mêmes davantage comme salariés que comme étudiants et désertent l'université. Les perspectives de promotion étant limitées dans ces secteurs d'activité, ils découvrent que leur faible niveau de diplôme les voue durablement à des emplois instables et non qualifiés.

Ce cas de figure est particulièrement fréquent dans la restauration rapide et les centres d'appels. « Je ne pensais pas y rester, mais j'y reste », constate Mme Laetitia T., qui travaille depuis deux ans chez McDonald's. Elle est issue d'un milieu populaire ; sa mère est employée dans une compagnie d'assurances et son père est décédé après avoir exercé divers métiers et connu des périodes de chômage. La jeune femme a fini par abandonner ses études de sociologie, épuisée par un poste éprouvant physiquement et mentalement : « L'université était à une heure de trajet de chez moi. J'en avais marre, raconte-t-elle. Parfois, je ne me levais pas : j'étais trop fatiguée par le McDo, ou j'avais la flemme de faire une heure de trajet pour suivre les cours, ça me tuait. »

Souvent d'origine populaire et, pour une partie d'entre eux, issus de l'immigration — le père de Mme T. était originaire de Madagascar —, ces étudiants proviennent en général des séries technologiques ou professionnelles du secondaire et se heurtent à des difficultés durant leurs études supérieures. Relégués au sein de l'institution universitaire, ils découvrent dans leur emploi une voie de salut alternative : ils y trouvent une sociabilité, voire une reconnaissance, relativement absente du cadre de leurs études, qu'ils sont ainsi amenés à délaisser progressivement, ou à ne jamais investir. Téléactrice dans un centre d'appels à hauteur de vingt-cinq heures par semaine, Mme Khadija D. parle par exemple de ses collègues — essentiellement des étudiants — comme d'une « deuxième famille » au sein de laquelle elle se sent bien plus « à l'aise » que dans le milieu universitaire. Après deux CDD, cette jeune Française d'origine sénégalaise aspire à « passer en CDI », tout en regrettant d'avoir délaissé ses études pour son poste de téléactrice, auquel elle attribue son échec en première année d'administration économique et sociale.

Les inégalités et la précarité croissantes passent aussi par les stages, qui deviennent de plus en plus souvent obligatoires : en 2010, 43 % des étudiants avaient dû effectuer au moins un stage l'année précédente ; près de deux fois plus que quatre ans plus tôt (7). Or les deux tiers de ces stages ne sont pas rémunérés. Certes, une loi adoptée en juin 2014 a amélioré la situation, mais ceux d'une durée inférieure à deux mois peuvent toujours ne pas être payés. Par ailleurs, la généralisation des stages et autres statuts temporaires risque de restreindre le volume des emplois stables et donc, paradoxalement, les perspectives d'« insertion » professionnelle à l'issue des études, surtout lorsque ces statuts provisoires n'offrent aucune garantie d'embauche ultérieure.

Chez les étudiants démunis socialement et scolairement, l'engagement dans un emploi apparaît souvent comme le pendant du découragement ressenti à l'université ; et, par une sorte de cercle vicieux, cet engagement salarial renforce leur prise de distance vis-à-vis des enjeux scolaires. La dégradation ou, du moins, l'absence persistante d'amélioration réelle des conditions d'études et d'accès au savoir ne peut que contribuer à la relégation de ces étudiants, qui auraient au contraire besoin d'un renforcement de l'encadrement pédagogique et des modes d'intégration. Entre 2009 et 2014, alors que les effectifs ont augmenté de 6,5 % dans les universités, le nombre de postes publiés pour le recrutement d'enseignants-chercheurs titulaires a diminué d'un tiers (8).

Opérés depuis plusieurs années au nom de l'« autonomie » des universités et de la course à l'« excellence », le désengagement financier de l'Etat et la dotation inégalitaire des établissements risquent de restreindre encore plus l'accès d'une partie de la jeunesse aux diplômes du supérieur.

A rebours de leur mission de service public, plusieurs universités sont conduites à développer des formes de sélection, comme les admissions sur dossier ou l'instauration de limites de « capacités d'accueil » et de tirages au sort. Les unes cherchent à faire face à la pénurie de personnels, de locaux, etc. ; les autres veulent maintenir leur compétitivité sur un « marché » de l'enseignement supérieur devenu concurrentiel.

De même, des mesures visant à transférer le financement des études supérieures des pouvoirs publics vers les étudiants sont régulièrement promues par les réformateurs : hausse des frais d'inscription, développement des prêts étudiants, incitations à l'emploi étudiant à travers l'alternance ou les aménagements d'études, etc. Bref, les transformations en cours et les pistes préconisées ne vont pas dans le sens d'une démocratisation de l'accès aux diplômes du supérieur, qui, pourtant, offrent une relative protection contre le chômage et la précarité.

A défaut d'une amélioration réelle du niveau de formation initiale de l'ensemble de la jeunesse, le projet de « loi travail » propose, au fond, de rapprocher le devenir des diplômés de celui des autres jeunes en réunissant sous une sorte de CDI flexible, au rabais, les précaires et les salariés « stables ». Pourtant, la plupart des économistes contestent le postulat selon lequel l'affaiblissement des protections salariales conduirait à une hausse de l'emploi. En revanche, il est bien plus probable que ces mesures contribueront à aggraver l'intensité du travail et le sentiment d'insécurité déjà observés y compris chez les fonctionnaires et les salariés en CDI (9). Le travail et l'emploi valent mieux que ça.

(1) Ministère de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche (MENESR) — Direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP), Repères et références statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche (RERS), Paris, 2014.

(2) MENESR — DEPP, L'Education nationale en chiffres, 2015.

(3) MENESR — DEPP, RERS, 2015.

(4) Cet article repose sur une série d'enquêtes ethnographiques conduites dans le cadre d'une thèse de doctorat en sociologie. Associées à des entretiens avec des étudiants salariés, des employeurs, des militants syndicaux, des formateurs, etc., plusieurs enquêtes par observation participante ont été menées par dans la restauration rapide, les centres d'appels et l'animation socioculturelle.

(5) Selon l'enquête de l'Observatoire de la vie étudiante (OVE) de 2010. Pendant l'année universitaire, 14 % de l'ensemble des étudiants exercent à mi-temps ou plus une activité non liée aux études.

(6) « Les jobs étudiants à valoriser dans le cursus universitaire », Le Figaro, Paris, 26 novembre 2007.

(7) Enquête de l'OVE, 2010.

(8) MENESR, Note d'information Enseignement supérieur et recherche, no 15.08, décembre 2015 ; Bilan de la campagne de recrutement 2014 ; L'Etat de l'enseignement supérieur et de la recherche en France, no 8, juin 2015.

(9) Comme le montrent plusieurs études publiées par le ministère du travail, notamment : Elisabeth Algava, « Insécurité de l'emploi et exercice des droits dans le travail » (PDF), DARES Analyses, no 92, Paris, décembre 2015, et Elisabeth Algava, Emma Davie, Julien Loquet et Lydie Vinck, « Conditions de travail : reprise de l'intensification du travail chez les salariés » (PDF), DARES Analyses, no 49, juillet 2014.

Condamnés à s'entendre

Mon, 22/05/2017 - 19:55

Similitudes historiques, affinités culturelles : l'Iran et la Turquie affichent une singulière proximité. Contrairement à bon nombre de leurs voisins au Proche-Orient, ces deux États non arabes sont de construction ancienne. Issus de deux grands Empires, le safavide et l'ottoman, dont la rivalité remonte au XVIe siècle, ils se sont souvent combattus ; ils sont également parvenus, parfois, à trouver des terrains d'entente.

Leur développement politique au cours du XXe siècle présente de multiples ressemblances. Tant la révolution constitutionnelle de 1906 en Perse que celle des Jeunes-Turcs en 1908 transforment la scène politique nationale. Après la Grande Guerre, les deux capitales lancent de concert des programmes de transformation pilotés par l'État. Dès sa fondation par Mustafa Kemal Atatürk, en 1923, la République de Turquie a mis en œuvre une politique de modernisation autoritaire dont Reza Chah s'est inspiré à l'établissement de la dynastie Pahlavi, fin 1925. Après la seconde guerre mondiale, et jusqu'à la révolution islamique de 1979, Ankara et Téhéran redoutent la « menace soviétique » : proches des Occidentaux, et en particulier des États-Unis, ils coopèrent sur le plan militaire au sein du pacte de Bagdad (1955-1958), remplacé après la chute de la monarchie irakienne, en 1958, par l'Organisation du traité central (Cento, 1959-1979).

À partir de 1979, deux systèmes politiques de nature très différente, l'un laïque, l'autre théocratique, doivent coexister. Le nouveau régime iranien condamne la laïcité, rejette le kémalisme et l'occidentalisation de la société turque. Il réprouve les liens d'Ankara avec les États-Unis, avec l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) et, plus tard, avec Israël. En politique internationale, il opte pour le mouvement des non-alignés et inaugure une « diplomatie islamique » qui rejette à peu près toutes les formes de régime existant au Proche-Orient et plus largement dans le monde musulman. Mais, lors de la guerre Iran-Irak (1980-1988), Téhéran n'a d'autre choix que de mener une politique plus conciliante à l'égard de son voisin : les relations commerciales bilatérales irano-turques redémarrent progressivement. Après la fin de la guerre, malgré le fossé idéologique qui les sépare et l'apparition périodique de dissensions, les deux pays continuent de développer leurs échanges commerciaux, évitant toute aggravation des tensions.

En 2002, l'arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP, à l'époque islamiste modéré) en Turquie favorise une reprise plus ample de la coopération. La décennie 2000 se caractérise par un rapprochement inédit depuis la chute du chah. Les liens politiques se renforcent, les visites officielles se multiplient, la collaboration dans le domaine énergétique se confirme, et les échanges économiques connaissent un essor sans précédent. Le volume du commerce passe de 1 milliard de dollars en 2000 à 16 milliards en 2011 (1). En 2012, l'Iran est le premier fournisseur pétrolier et le deuxième fournisseur gazier de la Turquie, juste après la Russie (2). Les sanctions américaines ayant affecté les relations commerciales et financières entre l'Iran et Dubaï, la Turquie joue le rôle de base de repli pour les compagnies iraniennes. Leur nombre explose dans le pays. Selon le ministère turc de l'économie, on en comptait 3 604 en 2014.

Sur le plan diplomatique, Ankara, en coopération avec le Brésil, s'implique dans une médiation sur la question nucléaire iranienne ; sans succès. Cette initiative soulage cependant Téhéran face aux pressions occidentales. En votant contre la résolution 1929 du Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations unies (ONU), qui imposait de nouvelles sanctions contre l'Iran, en juin 2010, la Turquie lui a d'ailleurs confirmé son soutien.

(1) « Direction of trade statistics, yearbook 2015 », Fonds monétaire international (FMI), Washington, DC, octobre 2015.

(2) « Oil and gas security. Emergency response of IEA countries », Agence internationale de l'énergie, Paris, 2013.

Les patrons ont-ils lu Marx ?

Mon, 22/05/2017 - 17:41

Consciente de ses intérêts, la haute bourgeoisie se distingue par la sophistication de ses modes d'organisation... Ce groupe social pratique l'entre-soi et les échanges de bons procédés. Mais ce collectivisme pratique se dissimule derrière un discours faisant passer pour du talent individuel des positions transmises de génération en génération.

Messe de la Saint-Hubert à l'abbatiale de Saint-Jean-aux-Bois (Oise), où l'on fait bénir la meute de chiens avant une chasse à courre, 2014. Photographie de Gwen Dubourthoumieu. Le reportage « La crise ?Quelle crise ? », inspiré du travail des sociologues Monique et Michel Pinçon-Charlot, s'intéresse au monde de la haute bourgeoisie et montre ce qui constitue en classe sociale un groupe apparemment composite. Plus spécifiquement, il illustre en images les stratégies mises en place au sein du groupe pour préserver l'entre-soi.
© Gwenn Dubourthoumieu.

Les Portes-en-Ré, une île dans l'île. À la pointe extrême de l'île de Ré, cette commune est devenue un des lieux de ralliement des familles de la bourgeoisie. Chacun se salue, tout le monde bavarde longuement sur le parvis à la sortie de la messe, des groupes se forment à la terrasse du café Bazenne pour l'apéritif dominical. Une société enjouée, ravie d'être rassemblée et de pouvoir être elle-même à l'abri du regard des importuns.

Dans un entre-soi toujours soigneusement contrôlé, les membres de la haute bourgeoisie fréquentent les mêmes lieux. Les salons parisiens, les villas des bords de mer, les chalets de montagne constituent un vaste espace quasi public pour la bonne société, qui y goûte le même plaisir qu'elle a à se retrouver dans des cercles comme, à Paris, l'Automobile Club de France, place de la Concorde, ou le Cercle de l'Union interalliée, rue du Faubourg-Saint-Honoré.

On transforme les « exploiteurs » d'hier en « créateurs de richesses »

À observer la bourgeoisie, on pourrait la croire collectiviste tant elle est, en apparence au moins, solidaire. Mais ce collectivisme n'est que pratique. Il prend la forme d'échanges, de dons et de contre-dons, avec non seulement les autres patrons mais également tous ceux qui occupent des positions de pouvoir dans les domaines financier, politique ou médiatique.

Les détenteurs des moyens de production vivent et agissent au cœur des rapports sociaux sans avoir à recourir à l'analyse marxiste : les patrons n'ont pas à théoriser leur position dominante, dont d'ailleurs, le plus souvent, ils ont hérité. Pierre Gattaz en est un exemple révélateur. Président du Mouvement des entreprises de France (Medef), premier syndicat patronal, dénommé autrefois Conseil national du patronat français (CNPF), il dirige Radiall, une société leader mondial des connecteurs électriques et électroniques. Il a pris la succession de son père, Yvon Gattaz, qui fut président du CNPF. Il est des héritages prometteurs qui assurent l'avenir...

L'un des salons du cercle de l'Union interalliée, 2014. Photographie de Gwen Dubourthoumieu. © Gwenn Dubourthoumieu.

Le rapport social qui fonde sa classe, l'exploitation du travail d'autrui, en fait d'abord une « classe en soi » : ses conditions objectives de vie contrastent par leurs richesses avec celles des classes moyennes et des classes populaires. De surcroît, c'est une classe consciente de ses intérêts et mobilisée pour les défendre, notamment par l'intermédiaire de syndicats patronaux. On parle alors de « classe pour soi ».

Image de couverture de « L'Internationale des riches », « Manière de voir », n° 99, 2008. Photographie de Gérard Paris-Clavel.
© Gérard Paris-Clavel.

Les associations d'employeurs apparaissent sous le premier Empire. Des regroupements se forment tout au long du XIXe siècle et au début du XXe siècle pour aboutir à la formation de la Confédération générale du patronat français en 1936, ancêtre du CNPF. À la fin des années 1990, le patronat cherche à devenir un acteur politique : le sigle de son organisation abandonne la référence au « patronat » au profit du terme plus flatteur d'« entrepreneur ». À sa tête, le baron Ernest-Antoine Seillière de Laborde, descendant de la famille Wendel, dont la fortune fut construite par les travailleurs de la sidérurgie, lance la « refondation sociale », un programme de « modernisation » du droit du travail et de la protection sociale. Au programme, le contrat (contre la loi) et l'individualisation des droits sociaux (contre les accords collectifs).

Rallye dansant, Paris, 2015. Photographie de Gwen Dubourthoumieu. © Gwenn Dubourthoumieu.

L'entre-soi grand-bour­geois permet cette offensive idéologique. Comme par magie rhétorique, la lutte des classes marche sur la tête : on transforme les « exploiteurs » d'hier en « créateurs de richesses » et les « exploités » en « coûts ». De leur côté, les patrons s'abritent derrière le paravent idéologique de la concurrence libre et non faussée – que les meilleurs gagnent ! –, une vulgate de l'économie libérale qui permet de légitimer une position sociale souvent héritée et collectivement protégée.

Les armes utilisées sont des mots comme « compétitivité », « déficit public », « trou de la Sécurité sociale », « chômage ». Assénées sur tous les canaux d'information, ces notions, devenues naturelles, s'inscrivent dans une guerre des classes que les plus riches mènent à l'échelle de la planète. « Il y a bien une guerre des classes reconnaissait le milliardaire américain Warren Buffett en 2005, mais c'est ma classe qui est en train de la gagner. »

Le PIB, une mesure qui ne dit pas tout

Mon, 22/05/2017 - 09:30

Pendant des décennies, la mesure du produit intérieur brut a « défini » le développement. Pourtant, que vaut cette hiérarchie fondée sur la seule croissance quantitative, ignorant sa dimension qualitative ? Vit-on mieux dans le centre-ville dévasté de Detroit que dans une famille de pêcheurs au Cap-Vert ? Que traduisent réellement les indicateurs de richesse traditionnels ?

A l'aune du développement humain

En février 2008, la mise en place, à la demande du gouvernement français, de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social (CMPEPS), dite commission Stiglitz, a donné lieu à de nombreuses réactions. Au coeur du projet, une préoccupation partagée par tous les tenants d'un abandon de la religion de la croissance : comment déterminer les limites du produit intérieur brut (PIB) comme indicateur des performances économiques et du progrès social ? Parallèlement, des réseaux de la société civile créent, avec le même objectif, le Forum pour d'autres indicateurs de richesse (FAIR).

« Le produit intérieur brut ne mesure pas la beauté de notre poésie, la qualité de nos débats, notre courage, notre sagesse ou notre culture… Il mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue. »

Il y a longtemps que la pertinence du PIB en tant qu'indicateur hégémonique est remise en question par les économistes. Est particulièrement visée, dans ce « supplément de richesse » annuel produit et évalué de façon marchande et monétaire – qui fait donc le bilan de la valeur ajoutée produite par une économie –, son incapacité à prendre en compte l'inestimable des vies humaines. En mars 1968, Robert Kennedy, candidat à l'investiture démocrate pour l'élection présidentielle américaine, le martelait déjà : « Le PIB ne tient pas compte de la santé de nos enfants, de la qualité de leur instruction, ni de la gaieté de leurs jeux. Il ne mesure pas la beauté de notre poésie ou la solidité de nos mariages. Il ne songe pas à évaluer la qualité de nos débats politiques ou l'intégrité de nos représentants. Il ne prend pas en considération notre courage, notre sagesse ou notre culture. (…) En un mot, le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue. » Moins lyriques, les économistes ont souligné les limites du PIB en ceci qu'il mesure la croissance sur une année sans pouvoir servir d'indicateur de richesse et encore moins de bien-être. On l'observe depuis 1972, avec la publication d'« Halte à la croissance ? », le rapport Meadows du Club de Rome, et les travaux de James Tobin et William Nordhaus visant à crédibiliser un nouvel indicateur de qualité de vie. « L'inventeur » du PIB lui-même, Simon Kuznets, en convenait : « La mesure du revenu national, prévenait-il déjà en 1934, peut difficilement servir à évaluer le bien-être d'une nation. » Reste qu'en quarante ans de domination sans partage de la vulgate libérale rien n'a vraiment changé : la mesure de la richesse nationale est toujours majoritairement centrée sur les différents niveaux de l'activité marchande, dans une optique de « création de valeur ajoutée » que les années de reconstruction d'après guerre ont fortement contribué à figer. Les conditions sociales de production restent un sujet virtuel.

Des indicateurs contestés

Les Nations unies ont, certes, popularisé d'autres indicateurs, comme l'indice de pauvreté humaine (IPH), ou l'indice de développement humain (IDH) mis au point, sous l'influence d'Amartya Sen, par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). L'IDH, comparé à l'évolution du PIB, permet de mettre en évidence que tous les pays qui créent de la « valeur » (au sens d'une accumulation de devises) n'ont pas la même aptitude à la transformer en développements humains concrets – en termes d'éducation et de santé, par exemple. Le Genuine Progress Indicator (GPI), ou indice de progrès véritable, ajoute quant à lui aux critères de production et de consommation une estimation de la valeur des activités bénévoles, ainsi que les coûts sociaux ou environnementaux des activités économiques. Existent par ailleurs l'indice de santé sociale, du Fordham Institute for Innovation in Social Policy, et l'indice de bien-être économique, des Canadiens Lars Osberg et Andrew Sharpe. Tous ces nouveaux indices font l'objet de critiques parfois justifiées portant sur la rigueur de leur échelle de mesure, et n'apparaissent pour le moment que comme des « pondérateurs » du PIB, sans parvenir à remettre en question sa centralité intrinsèque. Les « théories du bonheur », comme le rappellent Florence Jany-Catrice et Dominique Méda dans leur critique du rapport Stiglitz, « se développent toujours dans le cadre de travaux utilitaristes, fondés sur l'individualisme des “agents” ». A quoi sert de modifier les indicateurs de mesure des moyens, quand les fins elles-mêmes ne sont aucunement repensées ?

L'Afrique et l'Asie encore à l'écart L'Afrique et l'Asie encore à l'écart

Indice de démocratie (Democracy Index). Créé en 2007 par The Economist, cet indice mesure le niveau de démocratie pour 167 pays, selon cinq critères (pluralisme politique et élections, libertés civiles, gouvernance, participation et culture politique). Il combine 60 indicateurs issus d'expertises, de sondages et d'analyses des législations : chacun d'eux est noté de 0 (exécrable) à 10 (excellent). L'indice pour chaque pays est calculé en faisant la moyenne des cinq critères, à laquelle on adjoint un attribut : démocratie irréprochable, démocratie imparfaite, régime hybride ou régime autoritaire.

Indice de vulnérabilité humaine (Human Vulnerability Index [HVI]). Composant de l'indice de viabilité environnementale (ESI), cet indice mesure la fragilité de chaque région face aux changements climatiques : chacun est noté de 1 (les plus vulnérables) à 100 (les moins vulnérables). Il comprend sept indicateurs répartis dans trois domaines : la santé et l'environnement (taux de décès causés par des maladies intestinales infectieuses, taux de mortalité infantile due à des maladies respiratoires, taux de mortalité juvénile), la satisfaction des besoins humains (proportion de la population qui est sous-alimentée, qui a accès à l'eau potable), et les risques naturels (indice d'exposition et mortalité due aux catastrophes naturelles).

Indice de viabilité environnementale (Environmental Sustainability Index [ESI]). Développé de 1999 à 2005 par le Center for Environmental Law and Policy de l'université Yale et le Center for International Science Information Network de l'université Columbia, cet indice note, de 0 à 100, 146 pays selon leur capacité à protéger l'environnement (gestion des ressources naturelles, niveaux de pollution, gestion des biens communs). Il est calculé à partir de cinq indices, agrégats de 76 indicateurs issus de données gouvernementales, d'expertises scientifiques et d'informations fournies par des responsables politiques.

La crise économique actuelle, en prenant les atours d'une crise de civilisation, pourrait justement marquer une étape fondamentale de ce point de vue. L'enjeu n'est plus (ou plus autant) celui de la statistique : il est politique et philosophique. Comme l'écrit la CMPEPS, « l'exigence de passer d'une évaluation de l'activité marchande à une évaluation du bien-être se fait plus pressante. (…) Les politiques devraient avoir pour but non d'augmenter le PIB, mais d'accroître le bien-être au sein de la société ». Objectif qui ne remet pas totalement en question le PIB comme indicateur, mais implique de le transcender. Ce qui pourrait avoir des conséquences radicales. L'une d'elles serait la contestation du « modèle » américain, qui corrèle croissance et progrès. S'imposerait aussi le réexamen des mesures macroéconomiques monolithiques du FMI, fondées sur l'unilatéralisme des indicateurs classiques.

Classement sans valeurs

La logique générale des débats sur cette question semble mener à un nouvel équilibre centré sur l'humain, où seraient clarifiées les différences entre la notion de production et celle de richesse. Dans cette optique, la prise en considération de ce dont le PIB ne « parle » pas (comme les externalités négatives de la croissance en termes environnementaux et sociaux) devient l'un des critères structurants. Le PIB prend bien en compte la consommation des ressources naturelles (matières premières, énergie), mais sans faire la part des choses entre renouvelables et non renouvelables. La pollution a aussi des répercussions sociales : que vaut le classement prospectif très récent de la banque HSBC, qui prédit pour 2050 une Chine au sommet de la hiérarchie mondiale des PIB, quand l'accumulation des pollutions et des « dysfonctionnements » sociaux qui lui sont liés est ignorée ? Les réflexions à ce sujet ont mené le Comité d'experts des Nations unies sur la comptabilité environnementale et économique (UNCEEA) à proposer un Système de comptabilité environnementale et économique (SEEA). Cette logique de « PIB vert » peine cependant à s'imposer.

Myopie des banques et des agences de notation

Critère de mesure central, le PIB n'a, enfin, aucunement tenu lieu de radar d'alerte concernant la crise actuelle. Rien dans la structure du PIB ni dans le AAA des agences de notation, qui lui est fortement corrélé, n'a permis de comprendre, par exemple, que l'accumulation de « richesses » produites depuis trente ans au Royaume-Uni par des services financiers hypertrophiés engendrait un déséquilibre structurel, rendant toujours plus d'hommes dépendants d'une production virtuelle et parasitaire. La crise montre aujourd'hui les limites de ce pari britannique : l'économiste Patrick Artus estime que 20 % des emplois au Royaume-Uni sont liés à la finance ; si la City perd son rôle central, le pays se retrouve sans option de rechange, aucune industrie ne pouvant vraiment relancer l'économie. Le PIB, pas plus que la grille des AAA, n'était capable de refléter ce glissement.

L'aveuglement passé des agences de notation dans la crise des subprime est reconnu par tous. Pourtant, nul ne met en discussion leur capacité à dégrader du jour au lendemain la réputation d'un Etat.

Quant aux agences de notation, leur aveuglement passé dans le drame des subprime est unanimement reconnu ; pourtant, personne ne met en discussion leur capacité à dégrader du jour au lendemain la valeur d'une entreprise – et la vie de ses salariés – ou la réputation d'un Etat – et la vie de ses citoyens – sur la base de rumeurs et d'indicateurs arbitraires. En septembre 2011, remarque La Tribune, Air France « vaut » moins en Bourse que le prix catalogue de cinq A380 ; Accor, moins que la moitié de ses hôtels. Mais nulle multinationale n'envisage sérieusement de cesser de dépendre de cotations irrationnelles.

L'économie libérale demeure un artéfact religieux et, comme tel, hésite à se priver de ses faillibles augures. Tant pis si ces derniers, marché ou agences, ont régulièrement besoin de victimes pour pouvoir « lire » dans les entrailles de la croissance

Sur la Toile

Forum pour d'autres indicateurs de richesse (FAIR) :
www.forum-fair.org

Baromètre des inégalités et de la pauvreté :
www.bip40.org

Bibliographie : Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice, Les Nouveaux Indicateurs de richesse, La Découverte, Paris, 2007.

Tous les totalitarismes se valent

Fri, 19/05/2017 - 18:05

Entrés en vigueur en septembre 2011, les nouveaux programmes de première se décomposent en cinq thématiques. L'une d'elles est consacrée au « siècle des totalitarismes » et mêle l'URSS de Staline, l'Allemagne de Hitler et l'Italie de Mussolini. Cet amalgame, fréquent depuis un quart de siècle, vise à mettre sur le même plan communisme et nazisme.

Affiches des films « Ilsa, la Tigresse du goulag », de Jean Lafleur, 1977 et « Ilsa, la Louve des SS », de Don Edmonds, 1975. Depuis quarante ans, les films de série Z – œuvres à petit budget généralement de mauvaise qualité – proposent des scénarios extravagants qui exploitent jusqu'à l'absurde la paranoïa des temps de guerre froide, entretenant parfois la confusion entre nazisme et communisme. Ainsi, l'héroïne-nymphomane de la saga Ilsa se retrouve tour à tour gardienne de goulag et de camp de concentration.
DR.

A première vue, la France de François Hollande, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan, le Venezuela de Nicolás Maduro et l'Union européenne ont peu en commun. Pourtant, en 2014, ils ont tous les quatre été affublés de l'adjectif « totalitaire » : la France parce que son ministre de l'intérieur a interdit les spectacles de Dieudonné Mbala Mbala, la Turquie en raison du blocage du réseau social Twitter, le Venezuela à cause de la répression de certaines manifestations et l'Union européenne car elle briderait la souveraineté des nations.

Le concept de totalitarisme a toujours eu un sens fluctuant. Il apparaît dans l'Italie du début des années 1920 sous la plume d'opposants au Duce, pour qualifier le régime fasciste. Mais Benito Mussolini récupère le mot et le charge d'une connotation positive. En 1925, il exalte la « farouche volonté totalitaire » unifiant le peuple italien : le totalitarisme, c'est la grandeur de l'Etat.

Parade du mouvement de jeunesse fasciste Les Fils de la louve. Italie, vers 1935. © adoc-photos.

Au même moment, les adversaires de Joseph Staline utilisent ce concept pour décrire l'URSS. L'écrivain anarchiste Victor Serge, qui a soutenu la révolution de 1917, parle du régime soviétique comme d'un « Etat totalitaire, castocratique, absolu, grisé de puissance, pour lequel l'homme ne compte pas ». En août 1939, la signature du pacte germano-soviétique popularise, au Royaume-Uni et aux États-Unis, la thématique de l'alliance des totalitarismes.

Mais c'est surtout après la seconde guerre mondiale que la notion se charge d'un lourd poids idéologique : elle devient un mot d'ordre anticommuniste et sert à justifier le combat contre le bolchevisme. En 1944, dans La Route de la servitude, le théoricien ultralibéral Friedrich Hayek soutient que l'intervention de l'État produit inévitablement un contrôle des libertés individuelles, le refus du marché libre constituant ainsi la matrice de « l'avènement du totalitarisme ». Trois ans plus tard, le président des Etats-Unis Harry S. Truman renvoie lui aussi Hitler et Staline dos à dos : « Il n'y a aucune différence entre les Etats totalitaires », affirme-t-il en 1947.

En allemagne, l'historien Ernst Nolte fait du nazisme une réponse extrême à la vague bolchevique.

Cette superposition discutable entre les expériences allemande et soviétique prend un caractère scientifique avec la publication des travaux de Hannah Arendt en 1951 puis de Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski. En 1956, ces deux chercheurs identifient six critères permettant d'identifier un régime totalitaire : un parti de masse dirigé par un chef charismatique, la banalisation de la terreur, la centralisation de l'économie, la mainmise des pouvoirs publics sur les moyens de communication, etc.

Parce qu'elle privilégie ce qui rapproche Hitler et Staline au détriment de ce qui les sépare, cette grille de lecture remporte un vif succès pendant la guerre froide. Loin de disparaître avec l'effondrement de l'URSS, elle connaît une seconde jeunesse au début des années 1990. En Allemagne, l'historien Ernst Nolte fait alors du nazisme une réponse extrême à la vague bolchevique ; en France, son homologue François Furet explique que le volontarisme transformateur pousse à la limitation des libertés, à la violence et donc à la « mécanique totalitaire » : « Le bolchevisme stalinisé et le national-socialisme constituent les deux exemples des régimes totalitaires du XXe siècle, écrit-il dans Le Passé d'une illusion (1995). Non seulement ils sont comparables, mais ils forment en quelque sorte à eux deux une catégorie politique. »

Ce postulat ideologique a récemment pris corps dans les programmes scolaires : depuis 2011, il est demandé aux lycéens français d'étudier l'Italie fasciste, l'Allemagne nazie et l'Union soviétique dans un seul et même chapitre, baptisé « Le siècle des totalitarismes ». Une telle présentation efface les différences entre ces trois idéologies ; elle néglige la nature du nazisme, dont la quête d'un « espace vital » pour l'Allemagne implique une volonté raciste d'extermination des « sous-hommes » : Juifs, Tziganes, Slaves…

Devenu, selon les mots de l'historien Enzo Traverso, « outil de légitimation de l'Occident triomphant », le concept de totalitarisme est aujourd'hui utilisé à tort et à travers, par les uns pour décrire les limitations des libertés, par les autres pour disqualifier les projets de transformation sociale. Aussi certains auteurs proposent-ils, à l'instar de Slavoj Žižek, de s'en débarrasser purement et simplement.

Le monde selon Donald Trump

Fri, 19/05/2017 - 15:37

« L'Amérique d'abord ! » Martelé depuis des mois par le prochain président des États-Unis, ce slogan suggère ce que sera sa politique étrangère. Un mélange d'unilatéralisme — le dédain des accords internationaux —, de brutalité — une augmentation des budgets militaires — et de mercantilisme — la subordination de la plupart des autres objectifs à l'intérêt commercial de son pays. Sans oublier une certaine imprévisibilité…

Danielle Gutman Hopenblum. – « Intrigue 1 », 2011 hopenblum.free.fr

Difficile de savoir précisément à quoi va ressembler la politique étrangère de M. Donald Trump. Le prochain président américain n'a détaillé ses intentions ni dans des documents écrits ni dans des discours. Beaucoup lui attribuent une approche peu informée, nourrie des gros titres de la presse et de son expérience d'homme d'affaires. Quelques entretiens ou propos de campagne et, plus récemment, le choix des membres de son administration permettent d'y voir un peu plus clair. M. Trump possède une vision, peut-être pas mûrement réfléchie mais relativement cohérente, du monde et de la place qu'y occupe son pays. Elle tranche avec celle de la plupart des experts ou responsables politiques cotés à Washington.

Ceux-ci, comme s'en aperçoit vite quiconque séjourne dans la capitale, voient des cercles concentriques qui se déploient à partir de la Maison Blanche. Le Canada, le Royaume-Uni et les autres alliés anglophones se situent sur un premier anneau ; les autres membres de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN), le Japon, la Corée du Sud et Israël sur un deuxième ; les partenaires économiques et militaires de longue date, tels que Taïwan, les Philippines et l'Arabie saoudite, sur un troisième ; et ainsi de suite. À l'extérieur de ce système de relations de dépendance se trouvent les rivaux et adversaires des États-Unis : la Russie, la Chine, l'Iran et la Corée du Nord.

Pendant des décennies, la politique étrangère américaine a visé à renforcer les liens avec et entre les pays amis, et à affaiblir ou à isoler les exclus. Parfois, cela a impliqué d'entrer en guerre pour protéger des alliés périphériques par crainte, réelle ou supposée, que les alliés plus proches ne se trouvent en danger.

M. Trump, qui n'a pas séjourné longtemps dans le microcosme de Washington, ne partage pas cette vision commune à la plupart des responsables politiques, républicains ou démocrates. Homme d'affaires new-yorkais ayant des intérêts dans le monde entier, il est étranger à toute conception structurée attribuant des rôles définis aux alliés, amis et ennemis. Il se retrouve donc dans l'approche de M. Rex Tillerson, le patron d'ExxonMobil, qu'il a choisi comme secrétaire d'État. Les deux hommes perçoivent le monde comme une vaste jungle où la concurrence est la règle et où chances et périls peuvent se présenter en tous lieux, indépendamment de la loyauté des pays concernés ou de leur hostilité présumée envers Washington.

Danielle Gutman Hopenblum. – « Intrigue 2 », 2011 hopenblum.free.fr

Dans cette optique, les États-Unis ne sont pas le centre d'une famille d'États dépendants qu'ils auraient pour mission de protéger, mais l'un des pouvoirs qui luttent pour s'assurer positions et profits sur un échiquier planétaire concurrentiel. Le but de la politique étrangère d'un pays devient alors de promouvoir ses intérêts, c'est-à-dire aussi de mettre en échec ceux qui chercheraient à s'assurer un avantage à ses dépens. Chaque État sera donc jugé à l'aune de sa contribution aux intérêts américains, et M. Trump compte utiliser les instruments dont il dispose pour récompenser les partenaires et châtier les adversaires. Les premiers peuvent s'attendre à être reçus à la Maison Blanche et à se voir proposer des accords commerciaux avantageux. Les seconds devront payer des droits de douane dissuasifs, se résigner à être diplomatiquement isolés et, en cas de provocations jugées inadmissibles, subir une intervention armée.

Pour tenir cette feuille de route dégagée de tout attachement à de grands principes, M. Trump s'est entouré d'une équipe capable de récompenser la collaboration par des arrangements intéressants (M. Tillerson au département d'État) ou d'employer la force contre les ennemis désignés (le général Michael Flynn comme conseiller à la sécurité nationale et le général James Mattis au ministère de la défense). Pour assurer la crédibilité d'une éventuelle option militaire, il a recommandé une expansion massive des forces armées — en particulier de la marine, la mieux adaptée aux démonstrations de force et aux opérations coup de poing (1).

Comment se fera la mise en musique de cette partition dans les diverses régions du monde ? Il faut commencer par le Proche-Orient et la guerre contre l'Organisation de l'État islamique (OEI). En effet, dès le début, M. Trump a clamé que son objectif numéro un serait de « détruire l'OEI » et d'écraser toute autre manifestation du « terrorisme de l'islam radical ». « Immédiatement après mon entrée en fonction, déclarait-il le 7 septembre 2016 à Philadelphie, j'inviterai mes généraux à me soumettre sous trente jours un plan pour vaincre et détruire l'OEI (2).  »

Dans une large mesure, la guerre des États-Unis contre ce groupe est perçue comme un problème de politique intérieure. La détermination à le détruire doit beaucoup à la crainte d'attentats sur le sol américain et à l'hostilité qu'inspire l'« islam radical » en général. Ce combat, a annoncé M. Trump, ne souffrira pas de demi-mesures : tous les moyens dont l'armée dispose seront consacrés à une impitoyable campagne d'anéantissement ; si des parents et des civils associés à l'OEI en font les frais, tant pis pour eux.

Lune de miel fragile avec la Russie

Même si cet affrontement relève surtout de l'armée, il comporte d'importantes implications diplomatiques. En premier lieu, il faut savoir à qui Washington pourra demander de contribuer à l'éradication de l'OEI. C'est dans ce cadre que M. Trump imagine une possible alliance avec M. Vladimir Poutine. « Ça ne serait pas chouette de se réunir avec la Russie pour écrabouiller l'OEI ? », interrogeait-il le 25 juillet 2016 lors d'un meeting en Caroline du Nord (3). Il a également suggéré une reprise des relations avec Damas : « Je n'aime pas du tout Assad, mais Assad tue l'OEI », a-t-il déclaré lors du deuxième débat télévisé qui l'a opposé à Mme Hillary Clinton, le 9 octobre 2016.

En retour, les présidents russe et syrien pourraient décrocher quelques avantages : pour le premier, la reconnaissance de fait de l'annexion de la Crimée par la Russie et la levée des sanctions ; pour le second, l'arrêt de toute assistance aux rebelles luttant contre son régime.

M. Trump cherchera vraisemblablement à conclure des arrangements de ce type avec les autres acteurs majeurs de la région. On peut imaginer par exemple un accord rapide avec le président turc Recep Tayyip Erdoğan, les Turcs accentuant leur pression sur l'OEI en échange d'un moindre soutien américain aux combattants kurdes de Syrie — qui, jusqu'à présent, se montrent pourtant la force la plus efficace dans l'offensive terrestre contre les djihadistes. M. Erdoğan a été l'un des premiers chefs d'État étrangers à féliciter M. Trump après sa victoire, et les deux hommes auraient évoqué une coopération accrue contre le « terrorisme ». Il est également concevable que M. Trump facilite l'extradition du religieux turc exilé Fethullah Gülen, rendu responsable par Ankara du coup d'État avorté de juillet 2016 (4).

Les relations de Washington avec l'Arabie saoudite risquent en revanche de souffrir de l'intensification de l'offensive américaine contre l'OEI. Les dirigeants de cette organisation, tels ceux de l'Arabie saoudite, sont sunnites, comme le seraient la plupart des victimes à venir des bombardements aériens contre les positions de l'organisation. Symétriquement, les forces qui combattent l'OEI sur le terrain comptent une proportion élevée de chiites, qu'il s'agisse, en Irak, des milices soutenues par l'Iran ou, en Syrie, des alaouites et de leurs alliés. Aux yeux de Riyad, leur victoire et la survie du régime de M. Bachar Al-Assad ne peuvent que signifier le triomphe de l'Iran, son principal rival dans le Golfe.

Une prochaine dégradation de la relation entre les États-Unis et l'Arabie saoudite paraît d'autant plus vraisemblable que M. Trump insiste pour faire payer au prix fort la protection que celle-ci reçoit. « Les États du Golfe, ils n'ont rien d'autre que de l'argent, a-t-il lancé, dans un de ces raccourcis anthropologiques dont il a le secret, lors d'un meeting le 16 décembre. Nous, on n'en a pas, et on a 20 000 milliards de dollars de dettes… »

Les déboires de Riyad ne font pas nécessairement les affaires de l'Iran, qui, à première vue, a beaucoup à redouter de l'accession de M. Trump à la Maison Blanche. Tout au long de sa campagne, celui-ci a en effet qualifié l'accord avec Téhéran sur le nucléaire — officiellement appelé « plan global d'action conjoint » — de « pire accord de toute l'histoire ». Et il a promis de le « démanteler ». Le général Flynn passe pour un adversaire intraitable de l'Iran et fera sans doute pression sur le président pour qu'il tienne son engagement (5). Néanmoins, la priorité d'écraser au plus vite l'OEI pourrait prendre le pas sur la volonté de sanctionner l'Iran. Au demeurant, l'accord compte également pour signataires la France, l'Allemagne, le Royaume-Uni, la Chine et la Russie, qui n'ont manifesté aucun désir de revenir dessus.

Les relations entre Washington et Moscou sont susceptibles de s'améliorer dès les premiers jours de l'administration Trump. Le nouveau président a en effet exprimé à plusieurs reprises son admiration pour M. Vladimir Poutine, et a proposé de le rencontrer en vue de restaurer des relations bilatérales actuellement très dégradées. Après un entretien téléphonique entre les deux hommes, le Kremlin a fait savoir qu'ils étaient tombés d'accord pour « normaliser les relations et poursuivre une coopération constructive sur le plus large éventail de questions (6) ».

Le choix de M. Tillerson comme secrétaire d'État s'explique en partie par les bons rapports que le patron d'ExxonMobil a noués de longue date avec Moscou à l'occasion de joint-ventures entre la société pétrolière et des entreprises russes opérant dans l'Arctique et dans l'île de Sakhaline. Il serait toutefois imprudent de prédire une lune de miel durable dans les relations américano-russes. La préoccupation première du nouveau président est de promouvoir les intérêts des États-Unis, ce qui, dans son esprit, exclut toute entente susceptible d'être interprétée comme un renoncement à leur position hégémonique.

Au demeurant, M. Trump est déterminé à renforcer l'armée, alors même que le budget de la seule armée de terre correspond au double de la totalité des dépenses militaires russes. Une telle intention n'a rien pour enchanter M. Poutine. Et, si certaines des préconisations du prochain président des États-Unis, tel le renforcement de la marine, apparaissent dirigées principalement contre la Chine, d'autres projets ont de quoi alarmer la Russie. En particulier celui de moderniser la flotte américaine de bombardiers stratégiques et d'acquérir un « système dernier cri de missiles défensifs ». De telles initiatives inquiètent Moscou au premier chef, puisque la Russie compte principalement sur son armement nucléaire pour dissuader toute action militaire de l'Occident contre elle. Dans son discours annuel sur l'état de la nation du 1er décembre, M. Poutine n'a d'ailleurs pas dissimulé sa préoccupation : « Je voudrais souligner que des tentatives de rompre la parité stratégique sont extrêmement dangereuses et peuvent conduire à une catastrophe planétaire (7).  »

Désintérêt pour l'Europe

Pendant sa campagne, M. Trump a accusé les Chinois d'avoir eu recours à des pratiques commerciales inéquitables au détriment des États-Unis et d'avoir insulté le président Barack Obama en lançant la construction d'une base militaire en mer de Chine méridionale. « Les Chinois se moquent de nous, déclarait-il à des journalistes du New York Times le 26 mars. Ils n'ont aucun respect pour notre pays et aucun respect pour notre président. »

Le nouvel occupant de la Maison Blanche prévoit donc que les relations avec Pékin vont se tendre. Cela pourrait-il déboucher sur un conflit armé ? Comme on lui demandait s'il utiliserait la force pour chasser les Chinois de leurs positions en mer de Chine méridionale, il a répondu : « Peut-être… Mais nous avons un grand pouvoir économique sur la Chine : le pouvoir du commerce. » Sans entrer dans les détails, il a suggéré qu'il préférerait user des droits de douane et d'autres mécanismes commerciaux. Son coup de fil à la présidente taïwanaise Tsai Ing-wen — premier entretien connu entre un président américain, ou un président élu, et un dirigeant taïwanais depuis la rupture des relations diplomatiques avec l'île en 1979 — peut être interprété dans le même sens : une menace d'escalade afin d'inviter Pékin à accepter certaines exigences.

Cependant, M. Trump n'ignore pas que, sur certaines questions essentielles, il aura besoin du concours des dirigeants chinois. En particulier dans le cas de la Corée du Nord — l'une des questions pressantes de sécurité nationale qu'il devra affronter dès sa prise de fonction. Bien que très isolés internationalement, les dirigeants nord-coréens semblent avoir réussi à étoffer leur arsenal nucléaire et à mettre au point des missiles balistiques capables d'atteindre le Japon ou les territoires américains du Pacifique. Les Chinois, qui paraissent redouter l'effondrement du régime de M. Kim Jong-un (susceptible de précipiter à la fois l'afflux en Chine du Nord de centaines de milliers de réfugiés et l'unification de la Corée sous tutelle américaine), lui procurent pour l'heure un soutien matériel décisif. Si M. Trump espère contraindre Pyongyang à geler son programme nucléaire, il aura besoin que Pékin continue à réduire son commerce avec la Corée du Nord. « La Chine devrait résoudre ce problème pour nous », a-t-il lancé lors de son premier débat avec Mme Hillary Clinton. Mais un tel arrangement impliquera des négociations avec Pékin, et donc des concessions mutuelles.

La manière dont le président élu semble envisager les rapports avec l'Europe et l'OTAN dévoile nettement l'écart entre ses conceptions et celles de ses prédécesseurs. Alors que ceux-ci voyaient dans l'Alliance atlantique la pierre angulaire de la politique de sécurité américaine, et l'Europe comme un rempart de l'ordre libéral, il tourne le dos à cette approche. À ses yeux, l'OTAN s'est montrée inefficace dans la guerre la plus importante de ce temps, celle contre le « terrorisme islamiste radical ». Et l'Europe, en tant qu'entité politique, lui paraît dépourvue de la capacité pratique de concourir à la défense des intérêts vitaux des États-Unis. Elle mérite donc moins d'attention que des puissances comme la Russie ou la Chine, plus actives dans le « grand jeu » mondial.

Lors d'une conversation téléphonique avec le secrétaire général de l'OTAN, M. Jens Stoltenberg, le 18 novembre, M. Trump aurait néanmoins réaffirmé l'« importance persistante » de l'Alliance ; mais, depuis, il n'en a apporté aucune confirmation. Et pas une seule de ses nominations à des postes militaires à responsabilités ne semble signaler une passion particulière pour le théâtre d'opérations européen. L'intérêt que l'OTAN inspire au prochain locataire de la Maison Blanche paraît se résumer à deux préoccupations : imposer aux membres de l'Alliance une contribution financière supplémentaire à la défense commune ; exiger qu'ils se consacrent prioritairement à la guerre contre l'OEI. Les autres questions, telle la défense du « flanc oriental » européen contre une éventuelle attaque russe, indiffèrent apparemment M. Trump, qui semble penser que, sur l'échiquier mondial, l'Europe ne constitue qu'un foyer secondaire de tension. Il ne s'en souciera donc que si des intérêts essentiels y sont menacés. Ce qui, en définitive, résume assez bien la ligne de conduite du prochain président. « L'Amérique d'abord », et tous les autres pays appréciés en fonction d'un seul critère : représentent-ils un atout ou un obstacle dans la réalisation des objectifs américains fondamentaux ?

(1) Cf. « Transcript of Donald Trump's speech on national security in Philadelphia », The Hill, 7 septembre 2016.

(2) Ibid.

(3) « Trump says he would consider alliance with Russia over Islamic State », Reuters, 25 juillet 2016.

(4) « Trump, Turkey's Erdogan discuss boosting ties, fighting terrorism : sources », Reuters, 9 novembre 2016.

(5) Cf. Matthew Rosenberg, Mark Mazzetti et Eric Schmitt, « In Trump's security pick, Michael Flynn, “sharp elbows” and no dissent », The New York Times, 3 décembre 2016.

(6) Neil MacFarquhar, « Putin and Trump talk on phone and agree to improve ties, Kremlin says », The New York Times, 14 novembre 2016.

(7) Andrew Higgins, « A subdued Vladimir Putin calls for “mutually beneficial” ties with US », The New York Times, 1er décembre 2016.

Le Sahel entre deux feux djihadistes

Fri, 19/05/2017 - 11:04

Six jeunes Sénégalais, soupçonnés de djihadisme, ont été extradés de Nouakchott (Mauritanie) vers Dakar, le 20 février dernier. La menace terroriste s'étend en Afrique de l'Ouest sur fond de concurrence entre Al-Qaida et l'Organisation de l'Etat islamique. Les interventions militaires au Sahel, y compris l'opération française « Barkhane », ne s'attaquent pas aux racines de la violence.

Meriem Bouderbala. – « Sur le fil », 2011 meriem.bouderbala.free.fr

Rebaptisé en mars 2015 « Etat islamique en Afrique de l'Ouest », le groupe Boko Haram multiplie les opérations meurtrières au Nigeria et au Tchad. Dans le nord du continent, l'Organisation de l'Etat islamique (OEI) poursuit sa progression en Libye et organise des attaques contre des zones touristiques. De son côté, Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), déjà très actif au Mali, a revendiqué l'attentat contre l'hôtel Splendid à Ouagadougou (Burkina Faso), le 15 janvier 2016. L'arc sahélo-saharien sera-t-il pris en tenaille entre l'OEI au nord et AQMI à l'est ? Et quelles conséquences pour l'opération militaire française « Barkhane », qui se déroule précisément entre ces deux pôles ?

La violence armée au Sahel s'est étendue après la marginalisation du Groupe islamique armé (GIA) en Algérie, à la fin des années 1990, puis après la chute de Mouammar Kadhafi lors de l'intervention occidentale en Libye, en 2011. Ces deux événements ont conduit dans la région au retour des mercenaires, notamment touaregs, qu'avait recrutés Kadhafi et à la dissémination des armes pillées dans les arsenaux libyens. Les conflits qui ont touché le Mali en 2012 ont ainsi fait intervenir des milices aux revendications très diverses : le Mouvement national de libération de l'Azawad (MNLA), qui regroupe les Touaregs en lutte pour l'indépendance ; des milices proches d'AQMI, qui revendiquent l'instauration d'un califat ; Ansar Dine, du Touareg Iyad Ag Ghaly, qui veut imposer la charia ; le Mouvement pour l'unicité et le djihad en Afrique de l'Ouest (Mujao), qui cherche à contrôler les circuits mafieux (1). Aujourd'hui, les réseaux djihadistes manifestent la volonté non seulement de contrôler les trafics (armes, drogue, etc.) et de contester les pouvoirs en place, mais également de redéfinir les frontières héritées de la colonisation, de casser les liens entre l'Europe et l'Afrique sahélienne.

Après l'opération française « Serval », autorisée par les Nations unies le 20 décembre 2012, Paris a lancé l'opération « Barkhane » : trois mille hommes déployés dans cinq pays sahéliens (Mauritanie, Mali, Niger, Tchad et Burkina Faso) avec l'appui de troupes africaines et onusiennes. Ces forces, qui ont détruit des arsenaux, réduit la logistique des groupes et favorisé le renseignement, ont aussi permis la transition institutionnelle au Mali. Cependant, elles n'ont pas éradiqué la violence. Les opérations militaires extérieures peuvent, temporairement, endiguer les conflits armés et la prolifération des milices ; en revanche, elles sont inaptes à s'attaquer à leur terreau et risquent même, par un effet boomerang, de retourner les populations contre elles ou de disséminer des groupuscules tout à la fois mafieux, politiques et religieux. Et, en effet, les milices se sont dispersées dans le Sahel, perpétrant de nombreux attentats, dont les derniers, revendiqués par le groupe Al-Mourabitoune de M. Mokhtar Belmokhtar, ont touché Bamako en novembre 2015 et Ouagadougou en janvier 2016. Tout à la fois mafieuses, politiques et religieuses, ces milices se réfèrent à des degrés divers à AQMI.

Jeu de rivalités entre milices

Au Nigeria, Boko Haram a pris le relais des mouvements progressistes des Talakawa, qui luttaient contre les féodaux. Cette secte fondée par Ustaz Muhammad Yusuf (2), imam formé en Arabie saoudite et décédé en 2009, s'est développée après la violente répression de l'armée (3). En mars 2015, elle est devenue, sous la direction de M. Aboubakar Shekau, une milice criminelle et terroriste affiliée à l'OEI et bénéficiant parfois de la connivence de haut gradés de l'armée. Elle recrute dans un sous-prolétariat illettré où l'on est prêt à poser une bombe pour 50 euros. Boko Haram a pour champs d'action l'Etat de Borno au Nigeria, l'est du Niger, le nord du Cameroun et l'ouest du Tchad. On estime à 17 000 le nombre de ses victimes depuis 2009.

Le djihadisme se répand à travers un jeu de rivalités. Il est le fait de milices décentralisées (par exemple, les katiba (4)) qui s'affrontent pour contrôler les trafics et recruter des membres. Affiliées à des maisons mères, elles opèrent par alliances provisoires et savent jouer de la porosité des frontières comme de la fragilité des pouvoirs politiques, des services de renseignement et de sécurité. Cependant, on note, sinon un djihad global, du moins des allégeances croissantes, soit à l'OEI — Boko Haram, le Mujao, Ansar Beit Al-Maqdis dans le Sinaï, Majilis Choura Chabab Al-Islam en Libye, des fractions d'Al-Chabab en Somalie —, soit à Al-Qaida — Al-Chabab somalien, Front de libération du Macina (FLM) peul au Mali, Ansar Dine. Al-Mourabitoune, fusion du Mujao et des Signataires du sang — un groupe créé en 2012 par M. Belmokhtar —, s'est allié à Al-Qaida, même si certaines factions ont prêté allégeance à l'OEI. A priori, ces attitudes relèvent plutôt de l'adoption de labels ou de la logique de la franchise. Les financements et les liens logistiques avec les maisons mères ne sont pas prouvés.

L'arc sahélo-saharien se révèle propice à l'expansion de ces mouvements, car il cumule plusieurs vulnérabilités : l'explosion démographique, la fragilité climatique, l'absence de perspectives pour le sous-prolétariat urbain et les jeunes dans les zones rurales délaissées, le poids de la contrebande d'armes et de drogue dans des territoires non contrôlés, la contestation des pouvoirs en place et la corruption généralisée, l'inexistence ou l'impuissance des forces de l'ordre et la défaillance des armées (5), la faiblesse d'Etats confrontés, à un moment ou à un autre de leur histoire, à des plans d'ajustement structurel et incapables d'exercer leurs fonctions régaliennes.

Dans le nord du Nigeria, relativement délaissé dans le partage de la rente pétrolière, le président Muhammadu Buhari, lui-même originaire de cette partie du pays, se montre plus actif que son prédécesseur Goodluck Jonathan : élu en mars 2015, il lutte contre la corruption et promeut une coopération régionale. Cependant, la collusion entre certains responsables politiques ou l'armée et les groupes djihadistes n'a pas totalement disparu, et la violence perdure. Au Mali, le gouvernement du président Amadou Toumani Touré (2002-2012) avait manifesté une relative tolérance envers les trafics et les activités des djihadistes tant qu'ils restaient cantonnés dans le nord du pays. Au Burkina Faso, l'ancien chef de l'Etat Blaise Compaoré (1987-2014), allumant ou alimentant des incendies pour les éteindre ensuite en tant que médiateur international, avait noué un pacte de non-agression implicite avec certaines mouvances. Il jouait ainsi volontiers le rôle d'intermédiaire pour la libération d'otages. En 2015, la dissolution du régiment de sécurité présidentielle, « Etat dans l'Etat » dirigé par l'éphémère putschiste Gilbert Diendéré, et la restructuration des services de renseignement ont contribué à rendre le pays plus vulnérable aux attentats.

Multiséculaire, l'islam africain comporte une dominante sunnite, malékite et soufie, avec des confréries souvent syncrétiques. Il a toujours subi l'influence d'un islam rigoriste — venu du Soudan ou du Proche-Orient —, voire mortifère, comme le takfirisme. Dans un contexte de disparition des grands récits (nationalisme, socialisme, panarabisme, panafricanisme), on assiste aujourd'hui à une radicalisation de l'islam, ou à une « islamisation de la radicalité », selon l'expression du politiste Olivier Roy, appuyée sur le takfirisme.

Le recrutement des milices djihadistes n'est cependant pas homogène sur le plan religieux ou ethnique. Ainsi, Boko Haram, dominé par l'ethnie kanourie, n'en comprend pas moins des Haoussas et des Foulanis, et recrute des chrétiens. La séduction exercée par les mouvements djihadistes sur certains jeunes s'explique par la volonté de fuir un monde corrompu, de se battre pour une « purification », d'exprimer son refus des humiliations sociales et politiques.

Le financement des milices demeure en outre une question centrale : contrôle des ressources, des trafics, ponction sur les populations, racket, rançons des otages, donations, parrainage par des puissances ou des groupes, corruption de politiques et de militaires... Il est en soi un facteur de dissémination de la violence.

Les conflits armés qui traversent le Sahel au sens large renvoient par ailleurs à l'histoire longue : frontières jamais vraiment légitimées après leur reconnaissance internationale au moment des décolonisations ; cicatrices de l'histoire parfois antérieures à la colonisation. Boko Haram se réfère ainsi au califat de Sokoto ou au Kanem-Bornou (6), et le FLM à l'empire peul du Macina, c'est-à-dire à des « Etats djihadistes » du XIXe siècle dont la richesse reposait sur la traite des esclaves et qui ont été détruits à la demande d'autres Etats — par exemple les Haoussas — par les colonisateurs européens.

Si les puissances occidentales ont joué avec le feu, les potentats arabes ont également contribué à créer la situation actuelle : financements des mosquées et des écoles coraniques par des fonds saoudiens ou des associations du Qatar ou d'autres pays du Golfe, liens entre le Maroc et le MNLA, possibles liens entre les services secrets algériens et des chefs d'AQMI (7), conflit entre l'Algérie et le Maroc à propos du Sahara occidental, contagion des guerres d'Irak, de Libye et de Syrie, etc.

Les pays africains sont évidemment les premières victimes de la violence armée. Le terrorisme conduit à renforcer des régimes autoritaires et à arbitrer en faveur de la sécurité aux dépens des investissements productifs. Il enclenche un engrenage de violence, de pauvreté et de marginalisation en ruinant les perspectives économiques et en créant des zones inaccessibles ou délaissées. Les attentats instillent la haine et distillent la peur et le repli sur soi. Ils détruisent le mince tissu économique existant, créent des zones délaissées par les touristes, les investisseurs ou les humanitaires. Les conflits ne font qu'augmenter le nombre de déplacés, de réfugiés et de migrants aux prises avec des mafias. Tels des incendies, les tensions peuvent se diffuser très rapidement. Les deux pays les plus menacés en février 2016 étaient la Côte d'Ivoire et le Sénégal, où l'on constate la montée du salafisme face aux confréries traditionnelles et l'engagement d'un nombre — difficile à évaluer — de jeunes Sénégalais au sein de l'OEI en Syrie. Des mesures destinées à renforcer la sécurité des infrastructures, publiques et touristiques, sont adoptées dans ces deux Etats historiquement liés à la France.

Très divisée, l'Union européenne demeure largement absente des opérations militaires et de la fourniture d'aide aux régions fragilisées. Seul l'appui aux actions décentralisées dans les zones vulnérables permettrait pourtant de traiter les causes profondes du terrorisme. L'Afrique représente un enjeu majeur pour l'Europe, non seulement par ses marchés et ses ressources, mais également en raison des risques sécuritaires, environnementaux, démographiques qui concernent en priorité le Sahel. La « communauté internationale » devrait par exemple financer les soldes et les équipements permettant la construction de forces armées nationales ou régionales africaines et les équipements nécessaires au renseignement. Outre que les coûts sont dix fois moins importants que ceux des forces étrangères, seules des armées locales sont en mesure d'assurer la sécurité dans la durée.

Transferts effectués par les migrants, investissements privés, fonds souverains, aide publique au développement : les financements venus de l'extérieur augmentent, mais ils ont tendance à se concentrer sur « l'Afrique utile » et les zones sûres. La carte de l'aide française au développement comme celle des soutiens à l'agriculture confirment cette mauvaise répartition. Or la priorité serait plutôt de répondre aux aspirations des jeunes, des zones rurales et urbaines, dont le nombre va plus que doubler dans le Sahel d'ici à 2050. Cette réorientation implique prioritairement la reconstitution des fonctions régaliennes des Etats et la création d'un tissu économique générateur d'emplois.

(1) Lire Daniel Bertrand, « Conjurer la fragmentation au Mali », Le Monde diplomatique, juillet 2015.

(2) Lire Alain Vicky, « Aux origines de la secte Boko Haram », Le Monde diplomatique, avril 2012.

(3) Cf. Marc-Antoine Pérouse de Montclos, « Boko Haram et le terrorisme islamiste au Nigeria : insurrection religieuse, contestation politique ou protestation sociale ? » (PDF), Questions de recherche, no 40, Centre d'études et de recherches internationales (CERI), Paris, juin 2012.

(4) Terme utilisé par AQMI pour désigner une unité de combattants. Il a été popularisé par Jean-Christophe Rufin dans son roman Katiba, Flammarion, Paris, 2010.

(5) Cf. Serge Michailof, Africanistan. L'Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?, Fayard, Paris, 2015.

(6) Respectivement, empire créé au XIXe siècle dans le nord du Nigeria et royaume musulman établi du VIIIe au XIXe siècle dans le nord du Tchad.

(7) Cf. François Gèze et Salima Mellah, « “Al-Qaida au Maghreb”, ou la très étrange histoire du GSPC algérien », 2007, www.algeria-watch.org

La canonnière, une passion française

Fri, 19/05/2017 - 10:57

Le président Hollande aura envoyé les troupes sur de nombreux terrains difficiles. Est-ce vraiment leur vocation de se substituer si souvent aux diplomates ? Celui qui lui succédera devra mesurer le coût de ces ingérences, tant en matière de dépenses militaires que pour l'image de la France.

Théo Haggaï – de la série « Cailloux » http://theo-haggai.tumblr.com/

« Je viens sans doute de vivre la journée la plus importante de ma vie politique », confessait M. François Hollande le 2 février 2013, à l'issue d'une journée de liesse à Gao et à Tombouctou, après les premiers succès de l'opération militaire « Serval ». Comme ses prédécesseurs, le chef de l'État français a endossé durant ce quinquennat l'uniforme de gendarme de l'Afrique, intervenant au Mali, déployant un « parapluie sécuritaire » sur quatre autres pays du Sahel ainsi qu'en Centrafrique, et appuyant plus au sud le Nigeria, menacé par la secte djihadiste Boko Haram.

« Paradoxalement, le champ d'intervention des forces françaises, avec l'assentiment des pays de la région, n'a jamais été aussi vaste », constate M. Gilles Olakounlé Yabi, ancien responsable du bureau Afrique de l'Ouest de l'International Crisis Group (1). Le réseau des bases militaires françaises sur le continent, bien que partiellement réorganisé, a même été maintenu, plus de cinquante-cinq ans après la vague des indépendances. Comme au temps de la guerre froide — où un très pragmatique partage des tâches laissait à la France le soin d'endiguer la poussée nationaliste ou prosoviétique en Afrique —, l'ami américain ne lui dispute pas son rôle prééminent dans les pays francophones ainsi qu'il l'avait fait dans les années 1990, lors des conflits des Grands Lacs. En outre, après les échecs des États-Unis en Irak et en Afghanistan, les réticences du président Barack Obama à envoyer des troupes à l'étranger ont ouvert un boulevard aux Français.

Jamais, au surplus, les relations diplomatiques et militaires n'ont été aussi confiantes que sous les présidences Hollande et Obama, y compris au Proche-Orient, où la France a tenu le rôle de numéro deux dans la coalition contre l'Organisation de l'État islamique (OEI). En 2015, un amiral français a même conduit à partir du porte-avions Charles-de-Gaulle la Task Force 50, une composante de la Ve flotte américaine dans le Golfe. Paris retrouvait des accents néoconservateurs dans sa « guerre contre le terrorisme », allant jusqu'à imiter le parrain américain dans sa politique d'exécutions extrajudiciaires, reconnues partiellement par le président Hollande (2). Les militaires confient que jamais ils n'avaient reçu d'instructions aussi claires de l'exécutif, qui a par exemple appelé publiquement à l'« élimination » ou à la « destruction » de l'adversaire : l'opération « Serval » au Mali a été menée sans bilans, ni prisonniers, ni images (3).

Le quinquennat de M. Hollande a également vu le retour des soldats dans les rues de l'Hexagone. Arguant d'une « continuité de la menace sur les fronts intérieur et extérieur (4)  » à la suite des attentats de 2015, le gouvernement a lancé l'opération « Sentinelle », qui mobilise encore aujourd'hui de sept mille à dix mille hommes pour des opérations de police, instauré l'état d'urgence et promulgué une série de mesures coercitives.

L'intervention militaire serait-elle une « passion française », comme se le demande Claude Serfati (5) ? Pour cet économiste, les racines du militarisme d'État sont profondes et anciennes : Napoléon, les guerres coloniales, les « coups » sous le général de Gaulle. Elles s'inscrivent aussi dans le cadre d'institutions qui autorisent le président à envoyer des troupes à l'extérieur à sa guise, le gouvernement étant simplement tenu d'informer le Parlement, dont l'autorisation n'est requise que si l'intervention excède quatre mois. Les grands groupes industriels, l'armée et le pouvoir politique constitueraient un « mésosystème français de l'armement », qui serait in fine l'un des facteurs de ce zèle militaire — et donc du niveau relativement élevé des dépenses en la matière (au troisième rang en Europe, derrière le Royaume-Uni et l'Allemagne, mais devant ses autres partenaires de l'Union européenne). Un zèle que la France a tenté d'utiliser comme un « contrepoids à l'influence économique déclinante du pays et à l'emprise croissante de l'Allemagne sur les processus de décision européens », selon Serfati (6).

La décision d'intensifier les bombardements en Syrie à la suite des attentats de novembre 2015 à Paris et à Saint-Denis a été contestée. Pour l'ancien premier ministre Dominique de Villepin, « répondre à l'attaque par la guerre, c'est éteindre un incendie au lance-flammes (7)  ». Plus récemment, le général Vincent Desportes estimait : « Nous avons bombardé Daech suffisamment pour provoquer le Bataclan et Nice, mais pas assez pour les empêcher (8). »

L'opération « Sentinelle » est peu efficace et mal vécue par les militaires

Un relatif consensus s'est établi entre Les Républicains et le Parti socialiste sur le terrain de la défense, surtout lorsque l'exécutif, en réaction aux attentats, a enrayé la déflation des effectifs prévue par la loi de programmation militaire 2014-2019. Mais l'armée se plaint d'une surchauffe dans les opérations, d'une baisse sensible du moral des troupes et d'une grave usure des équipements. Son chef d'état-major, le général Pierre de Villiers, demande que le budget de la défense — qu'il appelle « effort de guerre » — soit porté, d'ici à la fin du prochain quinquennat, à 2 % du produit intérieur brut, comme le souhaite l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN), contre 1,77 % actuellement (soit 32,11 milliards d'euros).

Ministre de la défense durant la totalité du mandat de M. Hollande, M. Jean-Yves Le Drian passe pour le vrai « ministre de l'Afrique » — opérations extérieures répétées — et pour le « VRP [voyageur représentant placier] de la République » — ventes d'armes florissantes. À l'heure du bilan, il souligne la virulence idéologique et l'hyperviolence du djihadisme. Il met aussi l'accent sur l'imprévisibilité des acteurs majeurs (y compris américains...), la généralisation de l'« intimidation stratégique » (de la part de la Russie, de la Chine et d'autres) et l'affaiblissement des règles et cadres multilatéraux. Le tout impose, selon lui, de pouvoir faire face à toute « surprise stratégique » en disposant d'un outil militaire qui offre l'entière palette des moyens et spécialités (9).

Théo Haggaï – de la série « Cailloux » http://theo-haggai.tumblr.com/

Quelle que soit sa couleur politique, le prochain exécutif devra s'interroger sur les engagements de la France, à commencer par la guerre en Irak et en Syrie. Mais d'autres dossiers urgents s'imposeront : la Corée du Nord, le nouvel équilibre des relations avec les États-Unis, la Russie, la Turquie, le Royaume-Uni. Au Sahel, où les principaux groupes djihadistes viennent d'annoncer leur fusion, la situation s'enlise, et on ne voit pas quand les troupes françaises pourront rentrer. Avec ses quatre mille hommes tentant de contrôler un secteur aussi étendu que l'Europe, l'opération « Barkhane » n'a pu empêcher le retour des djihadistes, même si elle les a contenus. Au Proche-Orient, le soutien politique et les ventes d'armes au pouvoir autoritaire égyptien interrogent, tout comme le partenariat renforcé avec l'Arabie saoudite ou le Qatar, pépinières idéologiques d'Al-Qaida et de l'OEI.

Le futur exécutif devra également rendre une série d'arbitrages budgétaires. L'actuel chef d'état-major des armées affirme avoir besoin de 36 milliards en 2018 (au lieu des 34 prévus), de 38 en 2019 et de 40 en 2020. Un tel budget serait nécessaire pour retrouver un niveau d'entraînement normal et récupérer les capacités auxquelles l'armée a renoncé temporairement (patrouilleurs hauturiers, avions ravitailleurs, avions de transport, véhicules blindés). Et cela avant même de lancer le grand chantier du renouvellement de la force de dissuasion nucléaire, qui imposera peut-être de se défaire de sa composante aérienne.

Le déploiement de l'armée sur le territoire national est peu efficace et mal vécu par les militaires, qui ne se sentent pas une vocation de vigiles ; il devra sans doute être revu, du moins dans sa forme actuelle. La « garde nationale », nouvel habillage des anciennes « réserves », peut-elle prendre le relais, et dans quelles conditions ? Et, surtout, comment sortir de l'état d'urgence, usé à force de prolongations ?

À l'heure où M. Donald Trump promet d'augmenter de près de 10 % le budget militaire fédéral des États-Unis, et exige des Européens qu'ils fassent de même, le retour dans le commandement militaire de l'OTAN — une décision du président Nicolas Sarkozy — réduit l'armée française au rôle d'obligée du parrain américain. Il reste défendu par MM. Emmanuel Macron (En marche !), François Fillon (Les Républicains) et Benoît Hamon (Parti socialiste). Mme Marine Le Pen (Front national) et M. Nicolas Dupont-Aignan (Debout la France) préconisent de sortir du commandement, tandis que M. Jean-Luc Mélenchon (La France insoumise), Mme Nathalie Arthaud (Lutte ouvrière), M. Philippe Poutou (Nouveau Parti anticapitaliste) ou M. François Asselineau (Union populaire républicaine) souhaitent quitter l'organisation atlantique. Selon plusieurs candidats, le « Brexit » et les exigences du nouveau président américain sur le financement de l'OTAN (assuré à 70 % par les États-Unis) offriraient une fenêtre de tir pour une relance du vieux projet d'« Europe de la défense », enterré depuis 1954. Un Conseil européen sera consacré en juin à l'idée de « coopération structurée » entre les pays souhaitant aller plus loin.

Une fois de plus, la campagne électorale n'a guère permis de susciter de grands débats autour des questions de défense. Ne serait-il pas temps, pourtant, de remettre à plat la question de l'activisme guerrier de la France, au moment où progresse l'idée que certaines interventions propagent le terrorisme autant qu'elles le combattent ? De faire une pause dans les « opex » (opérations extérieures), le temps de repenser l'outil de défense ? De concentrer l'essentiel des moyens non plus sur des interventions à dominante tricolore — perçues, qu'on le veuille ou non, comme néocoloniales —, mais sur des actions réellement multinationales ? Et de mettre en place à grande échelle une filière de formation internationale aux techniques de maintien de la paix, qui valoriserait le savoir-faire des militaires français ?

Le maintien de la dissuasion nucléaire, un sujet quasi tabou

Le reformatage de l'armée selon un mode plus défensif qu'offensif pourrait être mené de pair avec un développement des formes d'engagement citoyen (service militaire, service civique, etc.), qui rapprocherait les militaires de la société et renouerait avec un esprit de défense débarrassé d'un nationalisme étroit ou revanchard. Il offrirait aussi l'occasion d'aborder le sujet, quasi tabou aujourd'hui, de la dissuasion nucléaire, à la fois trop forte et trop faible, et finalement peu adaptée aux menaces actuelles. Son renouvellement dispendieux (3,5 milliards d'euros par an, 6 milliards à partir de 2022) est présenté comme inéluctable, alors que va s'ouvrir aux Nations unies une négociation internationale sur un traité d'interdiction des armes nucléaires.

Penser au rôle que la France pourrait jouer dans la stabilisation de la situation internationale obligerait aussi à revoir sa politique d'exportation d'armes, qui la plaçait au troisième rang mondial en 2016, avec près de 20 milliards d'euros (10). À redéfinir les coopérations entre des pays européens débarrassés des ambiguïtés et des pesanteurs de l'OTAN, redonnant à la France une marge d'autonomie et de souveraineté qui lui serait utile au moment où se redessinent les grands équilibres du monde. Et aussi à imaginer, dans le cadre d'une réforme constitutionnelle, une association plus étroite du Parlement au contrôle des ventes d'armes, aux décisions d'engagement des troupes et à l'évaluation en temps réel des politiques militaires, depuis trop longtemps cantonnées au « domaine réservé » du président.

(1) Lire « En Afrique, d'autres foyers du djihadisme », et Philippe Hugon, « Le Sahel entre deux feux djihadistes », Le Monde diplomatique, respectivement février 2015 et mars 2016.

(2) Cf. Gérard Davet et Fabrice Lhomme, « Un président ne devrait pas dire ça… » Les secrets d'un quinquennat, Stock, Paris, 2016.

(3) Lire « Images propres, guerres sales », Le Monde diplomatique, octobre 2013.

(4) Jean-Yves Le Drian, Qui est l'ennemi ?, Cerf, coll. « Actualité », Paris, 2016.

(5) Cf. Claude Serfati, Le Militaire. Une histoire française, Éditions Amsterdam, Paris, 2017.

(6) Claude Serfati, L'Industrie française de défense, La Documentation française, coll. « Les Études », Paris, 2014.

(7) Dominique de Villepin, « La guerre ne nous rend pas plus forts, elle nous rend vulnérables », Libération, Paris, 25 novembre 2015. Lire aussi Serge Halimi, « L'art de la guerre imbécile », Le Monde diplomatique, décembre 2015.

(8) « Le parler haut du général Desportes », Les blogs du Diplo, Défense en ligne, 15 février 2017.

(9) « Renouveau de la recherche stratégique », colloque, Paris, 25 janvier 2017.

(10) Lire le dossier « Diplomatie des armes », Le Monde diplomatique, avril 2016.

Des alliés bien contrôlés

Thu, 18/05/2017 - 13:14

Afin d'aider les travailleurs humanitaires dans leurs tâches quotidiennes, le Conseil norvégien pour les réfugiés a concocté, avec l'aide du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et de l'Organisation internationale pour les migrations, une « boîte à outils » sur le management des camps. Épais de près de trois cents pages, ce document indique notamment la marche à suivre en présence de journalistes.

L'accès au camp peut être régulé en exigeant que tous les médias se signalent aux administrateurs, afin que leur visite soit facilitée. Concernant les interviews, [les gestionnaires du camp] doivent agir comme des gardes-barrières, qui demandent d'abord leur permission aux interviewés potentiels, puis présentent ces derniers au journaliste. Sachez que les persones ayant vécu une expérience particulièrement traumatisante, notamment un viol, ou qui parlent anglais, français ou une autre langue mondiale, intéressent souvent les journalistes. (...) D'une manière générale, les travailleurs humanitaires et les médias partagent des objectifs similaires en matière d'assistance aux personnes déplacées. Toutefois, les administrateurs et les acteurs des camps peuvent faire l'objet de critiques, au sujet des réponses apportées ou des conditions générales du camp. Dans ces situations, se placer sur la défensive ne produit rien de bon, car cela peut nourrir de nouvelles critiques. Mieux vaut corriger les idées fausses, expliquer que les acteurs se démènent pour améliorer les conditions du camp et en profiter pour demander une meilleure assistance au nom des déplacés.

Source : « Camp management toolkit 2015 », Conseil norvégien pour les réfugiés, Organisation internationale pour les migrations, et Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, juin 2015.

Des Bohémiens aux Roms

Thu, 18/05/2017 - 12:37
1912

16 juillet. La loi sur la circulation des nomades institue un carnet anthropométrique d'identité pour les « Bohémiens » français.

1940

Octobre. Sur ordre de l'Allemagne, le régime de Vichy interne près de sept mille Tziganes, répartis dans une trentaine de camps. Ils seront libérés en... 1946.

1969

3 janvier. Le carnet anthropométrique est remplacé par un livret de circulation que doivent détenir les gens du voyage sous peine d'amende. Ils doivent également être rattachés à une commune.

1990

31 mai. La loi Besson impose aux communes de plus de cinq mille habitants de se doter d'une aire d'accueil pour les Roms. Elle sera renforcée par la loi du 5 juillet 2000, qui simplifie les mesures d'évacuation en cas de stationnement illégal.

2003

18 mars. La loi Sarkozy punit de six mois d'emprisonnement et d'une amende de 3750 euros l'installation collective sur des terrains publics et privés sans autorisation.

2010

5 août. Une circulaire du ministère de l'intérieur enjoint aux préfets de démanteler par la force trois cents « campements illicites (...), en priorité ceux des Roms ».

2015

10 juin. Les députés suppriment le livret de circulation et accroissent les pouvoirs des préfets en matière de construction d'aires d'accueil.

17 août. Dans son rapport sur la France, le Comité des droits de l'homme des Nations unies appelle les autorités à « mettre un terme aux évacuations forcées des lieux de vie des migrants roms ».

Très beau, pas cher

Thu, 18/05/2017 - 11:05

Directeur associé de la société française Logistic Solutions, M. Antoine Houdebine vend des conteneurs aménagés pour abriter les migrants. Dans la perspective de l'évacuation de la « jungle » de Calais, l'entreprise a remporté l'appel d'offres de l'État pour installer un centre d'accueil provisoire (CAP). Il explique sa vision de ce « marché » (entretien, 15 février 2016).

Pour ma société, ce camp-là est devenu une référence. J'ai des demandes d'autres pays, des Belges m'ont appelé, des Turcs ; je participe à un salon à Dubaï [en mars 2016] sur l'aide humanitaire. Le camp de Calais va être ma référence. C'est un peu comme dans les années 1970, quand la France est devenue championne du monde du nucléaire — ou comme avec le TGV : on exporte, on crée de l'emploi, on crée de l'activité. On tire le marché vers le haut. Il y a des tas de camps qui sont faits de bungalows, ça n'est pas le même confort. Nous, on a fait un camp à la française, c'est un beau camp, il est réalisé en conteneurs. Il y a un marché pour ça. Tout le monde ne roule pas en super-voiture, mais il y a un marché pour les super-voitures. Eh bien, il y a un marché aussi pour les beaux camps en conteneurs.

Donc, mine de rien — et je pense que ce n'était pas la volonté de départ, mais c'est une conséquence heureuse —, la France est une référence (...) : les Anglais, les Belges, ils connaissent tous Calais. Au salon sur l'aide humanitaire, je vais montrer le film de Calais, ils verront et ils connaissent déjà Calais. C'est un chantier qui a été bien mené, intelligemment pensé, rapidement construit, bien géré au quotidien. Finalement, c'est une expérience, une histoire française, du 100 % français, à part les migrants, qui va complètement dans le bon sens.

Je trouve que le résultat est tout à fait conforme. De l'extérieur, on a quelque chose qui claque ; la signalétique, elle donne du peps. Je trouve que ça fait très propre. Et puis, à l'intérieur, vous avez quelque chose de solide, des lits en acier — ce n'est pas fait pour vivre dedans, c'est fait pour dormir au chaud. Donc le but est atteint, dans un design, dans un confort qui est tout à fait correct. Je suis sûr que les migrants dans les autres pays voudraient avoir ça.

Propos recueillis par Nicolas Autheman

Les panthères du Québec libre

Thu, 18/05/2017 - 10:25

À l'automne 1966, Pierre Vallières et Charles Gagnon, deux militants du Front de libération du Québec, se rendent à New York afin de développer leurs liens avec le réseau des Black Panthers. Pour avoir entamé une grève de la faim au siège des Nations unies, ils sont arrêtés et incarcérés, dans une prison essentiellement peuplée de Noirs. Depuis sa cellule, Pierre Vallières écrit « Nègres blancs d'Amérique », dans lequel il compare Canadiens français en lutte pour leur indépendance et Afro-Américains en quête de droits civiques.

Être un nègre, ce n'est pas être un homme en Amérique, mais être l'esclave de quelqu'un. Pour le riche Blanc de l'Amérique yankee, le nègre est un sous-homme. Même les pauvres Blancs considèrent le nègre comme inférieur à eux. Ils disent : « travailler dur comme un nègre », « sentir mauvais comme un nègre », « être dangereux comme un nègre », « être ignorant comme un nègre »… Très souvent, ils ne se doutent même pas qu'ils sont, eux aussi, des nègres, des esclaves, des nègres blancs. Le racisme blanc leur cache la réalité, en leur donnant l'occasion de mépriser un inférieur, de l'écraser mentalement, ou de le prendre en pitié. Mais les pauvres Blancs qui méprisent ainsi le Noir sont doublement nègres, car ils sont victimes d'une aliénation de plus, le racisme, qui, loin de les libérer, les emprisonne dans un filet de haines ou les paralyse dans la peur d'avoir un jour à affronter le Noir dans une guerre civile.

Au Québec, les Canadiens français ne connaissent pas ce racisme irrationnel, qui a causé tant de tort aux travailleurs blancs et aux travailleurs noirs des États-Unis. Ils n'ont aucun mérite à cela, puisqu'il n'y a pas, au Québec, de problème noir. La lutte de libération entreprise par les Noirs américains n'en suscite pas moins un intérêt croissant parmi la population canadienne française, car les travailleurs du Québec ont conscience de leur condition de nègres, d'exploités, de citoyens de seconde classe. Ne sont-ils pas, depuis l'établissement de la Nouvelle France, au XVIe siècle, les valets des impérialistes, les « nègres blancs d'Amérique » ? N'ont-ils pas, tout comme les Noirs américains, été importés pour servir de main-d'œuvre bon marché dans le Nouveau Monde ?

Ce qui les différencie : uniquement la couleur de la peau et le continent d'origine. Après trois siècles, leur condition est demeurée la même. Ils constituent toujours un réservoir de main-d'œuvre à bon marché que les détenteurs de capitaux ont toute liberté de faire travailler ou de réduire au chômage, au gré de leurs intérêts financiers, qu'ils ont toute liberté de mal payer, de maltraiter et de fouler aux pieds, qu'ils ont toute liberté, selon la loi, de faire matraquer par la police et emprisonner par les juges « dans l'intérêt public », quand leurs profits semblent en danger.

Pierre Vallières, Nègres blancs d'Amérique, Parti pris, Montréal, 1968.

Protection internationale

Thu, 18/05/2017 - 10:24

Adoptée en 1992 par l'Assemblée générale des Nations unies, la Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques et ses neuf articles fixent le cadre international de la protection des minorités.

Article premier

Les États protègent l'existence et l'identité nationale ou ethnique, culturelle, religieuse ou linguistique des minorités, sur leurs territoires respectifs, et favorisent l'instauration des conditions propres à promouvoir cette identité.

(...)

Article 2

Les personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques ont le droit de jouir de leur propre culture, de professer et de pratiquer leur propre religion et d'utiliser leur propre langue, en privé en public, librement et sans ingérence ni discrimination quelconque. Les personnes appartenant à des minorités ont le droit de participer pleinement à la vie culturelle, religieuse, sociale, économique et publique.

(…)

Les personnes appartenant à des minorités ont le droit d'établir et de maintenir, sans aucune discrimination, des contacts libres et pacifiques avec d'autres membres de leur groupe et avec des personnes appartenant à d'autres minorités, ainsi que des contacts au-delà des frontières avec des citoyens d'autres États auxquels elles sont liées par leur origine nationale ou ethnique ou par leur appartenance religieuse ou linguistique.

Article 4

(…)

Les États prennent des mesures pour créer des conditions propres à permettre aux personnes appartenant à des minorités d'exprimer leurs propres particularités et de développer leur culture, leur langue, leurs traditions et leurs coutumes, sauf dans le cas de pratiques spécifiques qui constituent une infraction à la législation nationale et sont contraires aux normes internationales.

Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques, adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution 47/135 du 8 décembre 1992.

Syndrome d'abandon à Riyad

Wed, 17/05/2017 - 18:08

Les dirigeants saoudiens ne pardonnent pas au président américain Barack Obama d'avoir négocié avec l'Iran. En arrière-plan, c'est la crainte d'une remise en cause du rôle dévolu par les Etats-Unis à l'Arabie saoudite qui fonde cette défiance.

Mercredi 20 avril 2016. Quand il atterrit à Riyad pour sa quatrième visite officielle en Arabie saoudite depuis son élection en 2008, le président Barack Obama prend, sans grande surprise, la mesure de la mauvaise humeur de ses hôtes. Le roi Salman ne s'est pas déplacé pour l'accueillir et c'est le gouverneur de la capitale saoudienne qui le remplace sur le tarmac de l'aéroport, ce qui, sur le plan du protocole, constitue tout de même un camouflet.

De son côté, la télévision locale ignore l'événement alors qu'elle a pour habitude de diffuser en direct ce type d'arrivée. Le message est clair. Les Saoudiens veulent montrer à M. Obama qu'ils sont fâchés et qu'ils considèrent qu'il appartient d'ores et déjà au passé, à moins de sept mois de l'élection présidentielle. Déjà, en mai 2015, lors d'un sommet organisé à Camp David entre les Etats-Unis et les six membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG), le souverain saoudien avait annulé son déplacement, se faisant représenter par le prince héritier Mohammed Ben Nayef et le ministre de la défense, le vice-prince héritier Mohammed Ben Salman — qui est aussi le fils du roi.

Les raisons de l'ire saoudienne sont connues depuis longtemps. Pour la monarchie wahhabite, l'administration Obama a joué avec le feu en se rapprochant de l'Iran. La signature d'un accord sur le nucléaire iranien à Vienne, le 14 juillet 2015, et la perspective de la levée des sanctions contre la République islamique ont provoqué une onde de choc dans le Golfe, où l'on vit dans la hantise d'être abandonnés par les Etats-Unis ou, du moins, de ne plus être considérés comme des partenaires privilégiés. Un tel scénario de recentrage qui ferait la part belle à l'Iran et dont M. Obama serait l'architecte « inconséquent », pour reprendre certains journaux du Golfe, est fréquemment évoqué à Riyad ou Abou Dhabi, les deux capitales les plus en pointe dans la dénonciation de la « menace perse ».

Pour le roi Salman, comme pour son prédécesseur Abdallah (2005-2015), le président américain porte la responsabilité du regain d'activisme iranien dans la région, faute d'une fermeté suffisante de la part de la Maison Blanche. Cette défiance à l'égard de M. Obama pousse donc les dirigeants du Golfe à signifier qu'ils n'ont plus d'autre option que d'attendre le départ de celui que certains d'entre eux appellent, selon le journaliste arabe Abdelbari Atwa, « al-'abid », autrement dit l'esclave…

Nul ne sait si les Etats-Unis ne seront pas un jour tentés d'abandonner les monarchies à leur sort

Le refus américain d'intervenir militairement contre M. Bachar Al-Assad à l'automne 2013 — et cela, entre autres, pour ne pas mettre en péril les négociations avec l'Iran — ainsi que le « lâchage » par Washington de M. Hosni Moubarak en 2011 font partie des griefs des dirigeants saoudiens. L'ancien président égyptien était vu comme un allié indéfectible des pays du Golfe. De plus, rois et émirs de la région ont interprété la décision de Washington de ne pas faire obstacle aux revendications de la place Tahrir comme une décision susceptible de se renouveler à leur détriment. Selon eux, après avoir abandonné à son sort le chah d'Iran en 1979 et M. Moubarak en 2011, on ne peut jurer que les Etats-Unis ne seront pas tentés un jour d'abandonner les monarchies à leur sort. Un scénario certes peu probable, quand on sait l'importance stratégique de la péninsule arabique, laquelle détient les deux tiers des réserves mondiales de pétrole, mais qui fait partie des pires cauchemars récurrents des dirigeants du CCG.

Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que les Etats-Unis sont suspectés d'oublier le fameux pacte stratégique « pétrole contre sécurité » conclu en 1945 entre le roi Abdelaziz Ibn Saoud et le président Franklin D. Roosevelt. En mai 1975, quelques semaines après l'assassinat du roi Fayçal, Le Monde diplomatique se faisait l'écho d'une crainte comparable à celle qui existe aujourd'hui et relevait alors « l'inquiétude réelle de certains membres de la famille royale [saoudienne] au sujet des véritables intentions de Washington dans la région et du rôle dévolu à l'Arabie dans cette stratégie ». (1) Et de citer un responsable saoudien pour qui l'Arabie n'était plus alors reconnue par Washington « comme une puissance du Golfe » tandis que l'Iran du chah était « consacré comme puissance impérialiste avec la complicité des Arabes irakiens ».

A l'époque, un rapprochement diplomatique entre Bagdad et Téhéran et la volonté autoproclamée du chah d'Iran de faire jouer à son pays le rôle de « gendarme du Golfe et du Proche-Orient » avaient semé un vent de panique dans la péninsule. Quarante ans plus tard, les acteurs ne sont plus les mêmes, une république islamique a chassé un Etat impérial, le régime de Saddam Hussein est tombé, mais le discours est le même : les Saoudiens accusent Washington de leur préférer un Iran qui peut compter sur son allié irakien. En 1975, Riyad menaçait alors de… rejoindre le camp de l'Union soviétique ; mais, cette fois, le royaume wahhabite entend montrer qu'il est capable de prendre son destin en mains. C'est à l'aune de cet objectif qu'il faut lire l'intervention militaire saoudienne à Bahreïn au printemps 2011 et la guerre déclenchée en mars 2015 contre les houthistes au Yémen.

De son côté, le président Obama n'a pas cherché à ménager ses alliés. Certes, les Etats-Unis ont soutenu sur le plan logistique l'intervention militaire saoudienne au Yémen, en livrant notamment des photographies d'objectifs à bombarder. De même, le président américain n'a de cesse de rappeler que son pays sera « extrêmement vigilant à l'égard de l'Iran » et qu'il n'est pas question d'abandonner des alliés aussi anciens que précieux que sont l'Arabie saoudite ou ses voisins du CCG. Mais, dans le même temps, M. Obama a paru se contenter d'un service minimum en matière de déclarations de soutien aux monarchies. Surtout, comme le note Simon Hendersen, chercheur au Washington Institute for Near East Policy, le locataire de la Maison Blanche n'a pas manqué de reprocher aux Saoudiens, lors d'entretiens bilatéraux parfois tendus, voire houleux, le fait qu'ils désignent l'Iran comme l'ennemi principal à circonscrire alors que les Etats-Unis ont pour principale priorité la lutte contre l'Organisation de l'Etat islamique (OEI).

« L'Arabie saoudite est convaincue que parlementer avec l'Iran représente une perte de temps »

Dans un entretien-fleuve publié par la revue The Atlantic, le président Obama a enfoncé le clou à ce sujet en relevant que, contrairement à ce que pensent les dirigeants du Golfe, l'Iran « n'est pas la source de tous les problèmes » dans la région. Une région que Riyad devait apprendre à « partager » avec Téhéran. Plus important encore, il a aussi dénoncé, sans les nommer directement, les pays qui « cherchent à exploiter la puissance américaine pour leurs propres visées étroites et sectaires ». Une accusation directe à l'encontre des Saoudiens, qui ne cessent de réclamer que l'Amérique « fracasse la tête du serpent » iranien comme l'avait dit en 2008 le roi Abdallah à un diplomate américain. Il va sans dire que cette « doctrine Obama » n'a guère plu dans le Golfe. Une partie de la presse saoudienne a fait l'impasse sur l'article de The Atlantic quand, dans d'autres publications, les relais du régime ont critiqué avec virulence « l'aventurisme et la naïveté » du président américain.

Il est encore trop tôt pour savoir si l'inclinaison voulue par ce dernier fera date ou si son successeur se dépêchera de revenir à la situation antérieure. Mais une chose est certaine : l'establishment américain commence à se lasser des sautes d'humeur saoudiennes. Certains diplomates du département d'Etat aimeraient que les dirigeants du royaume comprennent enfin qu'il est de leur intérêt que l'Iran ne soit plus acculé et que toute autre solution menacerait leur stabilité. « L'Arabie saoudite est convaincue que parlementer avec l'Iran représente une perte de temps et que seule la manière forte peut contenir les ambitions iraniennes, note pour sa part Olivier Da Lage, journaliste à RFI et spécialiste de la région. Il y a d'ailleurs là une contradiction qu'il est difficile d'expliquer car les Iraniens n'ont jamais fait mystère de leurs intentions en cas d'attaque américaine ou israélienne : leurs représailles frapperont les monarchies du Golfe, et les dirigeants saoudiens en sont parfaitement conscients (2).  »

Le président américain a aussi critiqué ouvertement certaines pratiques en cours dans le royaume saoudien, notamment l'usage des décapitations en place publique, ce qui a provoqué l'émoi de ses interlocuteurs, certains lui rappelant qu'en matière d'usage de la peine de mort les Etats-Unis n'avaient pas de leçon à donner. Quoi qu'il en soit, les dirigeants saoudiens sont persuadés que le président américain leur est hostile. Ils en veulent pour preuve ce projet rédigé par des élus démocrates et républicains du Congrès qui vise à faire toute la lumière sur les attentats du 11 septembre 2001 à New York et Washington.

En incriminant l'Arabie saoudite, pays dont étaient originaires quinze des dix-neuf pirates responsables des attaques, ce texte de loi pourrait permettre aux familles de victimes de poursuivre directement le royaume. Officiellement, la Maison Blanche a déclaré qu'elle userait de son droit de veto contre ce décret s'il venait à être voté. Mais, pour l'Arabie saoudite, il n'y a pas de hasard, et les intentions du Congrès font écho à la prise de distance de M. Obama à son égard. Voilà pourquoi Riyad a déclaré que l'adoption d'un tel texte pousserait le royaume à céder une partie de ses 750 milliards de dollars en bons du Trésor américains. Une cession qui fragiliserait le dollar, mais qui pourrait pousser les Etats-Unis à se lasser d'un allié devenu trop exigeant.

(1) Pierre Péan, « Le régime évolue habilement entre des objectifs contradictoires », Le Monde diplomatique, mai 1975.

(2) « L'Arabie saoudite, un Etat à risque », Hérodote, Paris, 1er et 2e trimestres 2016.

Tentations séparatistes

Wed, 17/05/2017 - 17:13

Des partis régionalistes et autonomistes, qui contestent l'idée d'État-nation ou ne reconnaissent pas les découpages hérités de la guerre froide, ont émergé partout en Europe. Si nombre d'entre eux ne disposent que d'une audience limitée, recueillant quelques voix ou élus aux scrutins locaux, d'autres sont solidement installés dans le paysage politique (comme en Catalogne, en Flandre ou en Écosse), et leur projet de sécession n'a rien d'un rêve inaccessible.

La traversée des Pyrénées

Wed, 17/05/2017 - 15:44

Pénétrer dans l'Union européenne est aujourd'hui un parcours du combattant qui nécessite les services de passeurs. Il y a cinquante ans, les migrants portugais rencontraient moins de difficultés pour entrer en France que pour sortir de leur pays, qui interdisait l'émigration. Les « rabatteurs » de l'époque n'utilisaient pas des bateaux pneumatiques pour franchir la Méditerranée : ils embarquaient leurs clients dans des voitures surchargées à travers l'Espagne et les Pyrénées.

En 1964, dans la région d'Aveiro, mes « rabatteurs » cherchaient à attirer les jeunes gens. Comme on ne pouvait pas avoir de passeport, on est partis clandestinement. Le passage coûtait 12 000 escudos, auxquels on devait en ajouter 2 000. C'était une somme très importante pour l'époque et ce sont mes parents qui m'ont fait l'avance. J'étais dans un groupe d'une quarantaine de jeunes émigrants, dont trois jeunes femmes. Le voyage a duré cinq jours, et ce fut un véritable cauchemar. Sept taxis nous ont conduits à la frontière espagnole. La traversée de l'Espagne se fit dans des conditions totalement inhumaines, dans des voitures (des Citroën DS) dont on avait enlevé les sièges arrière et où ils nous ont entassés. C'est difficile à croire, mais nous étions quatorze dans une voiture, et seuls ceux qui étaient à côté du chauffeur pouvaient respirer librement. Puis on nous a entassés dans un camion à bestiaux dont nous devions sortir le moins possible. C'était horrible… On nous nourrissait seulement de pommes de terre cuites et de chocolat. Nous avons traversé les Pyrénées à pied, en file indienne, angoissés à l'idée de perdre la file. Arrivés en France, on nous a mis dans le train jusqu'à Paris, où un chauffeur de taxi nous a pris à trois et nous a amenés à Champigny.

Témoignage de José Pinho da Costa, dans Marie-Christine Volovitch-Tavares, Portugais à Champigny, le temps des baraques, Autrement, Paris, 1995.

Universités inclusives

Wed, 17/05/2017 - 15:42

Moins réputée que Princeton ou Harvard, l'université de l'Iowa sait néanmoins se distinguer. En 2013, elle fut la première à proposer une troisième case sur ses formulaires d'inscription : en plus des habituels « homme » et « femme », les étudiants pouvaient désormais s'identifier comme « trans ». L'établissement du Midwest a rapidement fait des émules, au point d'être supplanté par l'université de Californie. Depuis la rentrée 2015, celle-ci propose non plus trois, mais six cases à ses étudiants : homme, femme, mais aussi trans-femme, trans-homme, queer et « identité différente ».

Cette complexification du choix des identités sexuelles s'est accompagnée d'une réforme linguistique. Répondant à une demande des militants lesbiennes, gays, bisexuels et trans (LGBT), l'université de Californie s'est en effet convertie aux pronoms neutres ou « inclusifs » : afin de ne pas froisser ceux qui ne se reconnaissent pas dans les pronoms traditionnels, les professeurs sont sommés de demander à chaque étudiant par quel terme il souhaite être désigné. Outre he (« il ») et she (« elle »), les étudiants peuvent opter pour xe et ze. Quant à his (« son ») et her (« sa »), ils se déclinent désormais en hir et zir.

Depuis cette initiative pionnière, plusieurs facultés anglo-saxonnes se sont lancées dans le vocabulaire inclusif, qu'elles autorisent parfois dans les copies d'examen : l'université du Tennessee, celle de Toronto au Canada ou du Sussex au Royaume-Uni. Certaines, comme dans le Kansas ou l'Iowa, offrent même des badges aux étudiants sur lesquels ils peuvent inscrire leurs pronoms favoris, et éviter ainsi toute confusion dès le premier coup d'œil (1).

Pour une partie des militants LGBT, noirs ou féministes, les universités devraient être des « sanctuaires » où chacun peut arborer fièrement son identité minoritaire sans jamais être stigmatisé. Comme la chose n'est pas aisée dans des campus qui rassemblent plusieurs milliers, voire dizaines de milliers d'étudiants, certains militants instituent des safe spaces, des espaces sécurisés où ils peuvent se retrouver entre eux, sans crainte d'être discriminés. Inventé par les militantes féministes dans les années 1960, le concept s'est progressivement élargi à tous les groupes minoritaires.

À l'université de New York, des safe spaces ont récemment été ouverts pour les étudiants potentiellement touchés par le décret anti-immigration de M. Donald Trump. Et à l'université du Michighan, où le vote conservateur a mauvaise presse, ce sont les partisans blancs du président qui réclament des espaces réservés (2)…

(1) Lucy Clarke-Billings, « US universities are offering “pronoun badges” to choose gender », Newsweek, New York, 30 décembre 2016.

(2) Anemona Hartocollis, « On campus, Trump fans says they need “safe spaces” », The New York Times, 6 décembre 2016.

Exploitation intra-africaine

Wed, 17/05/2017 - 14:37

Dans la nuit du 1er au 2 janvier 1970, cinq travailleurs étrangers meurent asphyxiés dans un foyer d'Aubervilliers. Fortement médiatisée, l'affaire jette une lumière crue sur les conditions de logement des immigrés, dont peu se souciaient jusqu'alors.

Quatre travailleurs sénégalais et un Mauritanien ont été découverts morts asphyxiés hier matin dans un foyer appelé Solidarité franco-africaine, 27, rue des Postes à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). Deux autres occupants, un Sénégalais et un Mauritanien, ont pu être ranimés par les pompiers. Ils ont été hospitalisés dans un état sérieux.

Les locataires africains de ce foyer, qui payent un loyer de 70 francs par mois, sont logés dans des conditions misérables puisqu'ils sont une cinquantaine à vivre dans une baraque de cinq pièces, soit une dizaine de personnes par pièce. Au rez-de-chaussée, où s'est produite la tragédie, il y avait sept locataires qui, trop démunis, n'avaient pu payer le supplément demandé pour le chauffage. Celui-ci leur avait été coupé par les gérants. Pour se chauffer pendant la nuit, les « locataires » rassemblèrent quelques bûches et des branchages et les empilèrent dans une lessiveuse au centre de la pièce. Mais quand le bois eut fini de brûler, la braise dégagea de fortes émanations d'oxyde de carbone. Bilan : cinq morts. (…) La plupart des occupants du foyer travaillent dans des entreprises de la banlieue parisienne.

Cela pose évidemment le problème de la situation sociale des travailleurs immigrés en France. Il y a, rien qu'à Paris et dans la proche banlieue, cent mille personnes qui « vivent » dans des bidonvilles, cent mille personnes qui forment comme une société « à part ».

Première image de l'année : cinq morts, dans une baraque lépreuse, aux murs humides, au toit qui prend l'eau. Premier regard : vers ces travailleurs de la rue, balayeurs, piétineurs de poubelles.

Société à part : les gérants du foyer Solidarité franco-africaine, d'après ce qu'on en sait, sont aussi des étrangers, aussi des Africains, comme les victimes. Société à part qui a ses propres mécanismes d'exploitation (l'exploitation des Noirs par les Noirs), qui a ses propres filières (l'exploitation commence dès le pays d'origine : système de caution à verser avant de « partir », canalisation des immigrés vers des « foyers » précis, etc.). C'est l'exploitation à outrance, esclavagiste.

Société à part, mais qui est en fait la caricature odieuse de notre société. Notre société de « consommation » qui veut ça, avec ses besognes inéluctables, d'ordre inférieur, qu'il faut exécuter (mais que chacun refuse, sauf « les autres », ces gens « étrangers », sans argent).

Une politique d'ensemble de l'immigration qu'il reste à entreprendre.

Combat, Paris, 4 janvier 1970. Article reproduit dans Marie-Claude Blanc-Chaléard, En finir avec les bidonvilles. Immigration et politique du logement dans la France des Trente Glorieuses, Publications de la Sorbonne, Paris, 2016.

Baril de poudre

Wed, 17/05/2017 - 14:37

Comment naît le racisme ? Pour répondre à cette question, les sociologues des années 1970 ont inventé le concept de « seuil de tolérance »...

Les ingénieurs atomistes ont leur masse critique : c'est la quantité de matière fissile qui, une fois réunie, explose spontanément en champignon atomique. Pour ne pas manier une science exacte, les sociologues qui ont étudié les prémices du racisme et ses manifestations larvées ou explosives ont défini quelque chose de semblable et peut-être de tout aussi redoutable. Ils l'ont baptisé « seuil de tolérance » : lorsque, dans une cité ouvrière, un village paysan, un quartier urbain, plus de 10 à 12 % d'étrangers s'installent pour y vivre, la cité, le village ou le quartier deviennent un baril de poudre. Il suffit d'une étincelle. Lorsque le seuil est atteint, disent les sociologues, une invective jaillit, donnant le départ à une escalade de violence.

L'Aurore, Paris, 28 août 1973.

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