Fondé sur l'élection directe du chef de l'État, le régime présidentiel français découle d'une révision constitutionnelle adoptée par référendum le 28 octobre 1962. De tradition bonapartiste, le général de Gaulle choisit de revenir à un mode de désignation qui, dès sa naissance en 1848, avait posé le problème du respect de la souveraineté populaire par le pouvoir exécutif.
Reproduction de cartes à jouer républicaines de l'époque de la révolution de 1848 Musée de la ville de Paris, Musée Carnavalet, Paris / Archives Charmet / Bridgeman ImagesPlusieurs candidats à l'élection française dénoncent la « monarchie présidentielle » et font campagne pour une profonde transformation des institutions, voire pour l'instauration d'une VIe République. Celui de La France insoumise, M. Jean-Luc Mélenchon, s'engage même, s'il est élu, à être « le dernier président de la Ve République ». En prônant la mise en place d'une Assemblée constituante, ce mouvement entend redonner du pouvoir au peuple en suivant les pas des révolutionnaires de la IIe République.
En février 1848, une révolution met fin à la monarchie de Juillet, usée par les scandales et par des pratiques de plus en plus autoritaires. Le gouvernement provisoire veut organiser au plus vite des élections afin de désigner une Assemblée constituante, chargée d'établir les nouvelles règles politiques. Aussitôt, des voix s'élèvent pour dénoncer un processus prématuré et dangereux. Selon le républicain François-Vincent Raspail ou le socialiste Louis Blanc, le peuple ne serait pas prêt : il faudrait l'éduquer avant de lui confier cette responsabilité, arguent-ils, et les mesures sociales doivent précéder les préoccupations politiques. Le 23 avril 1848, une Assemblée est néanmoins élue. Elle compte plus de huit cents membres, dont trois cents anciens représentants monarchistes, « républicains du lendemain ».
La Constitution est préparée en deux temps, au printemps et à l'automne. En mai et juin, le travail est délégué à un « comité de Constitution », composé de dix-huit parlementaires élus après une semaine d'âpres débats. Aux côtés du socialiste Victor Considérant, on retrouve les orléanistes (1) Odilon Barrot et Jules Dufaure, ou encore le conservateur Alexis de Tocqueville. Les postes de président et de rapporteur sont occupés par les républicains modérés Louis-Marie de Lahaye de Cormenin et Armand Marrast. Dès la fin de mai, un projet est envoyé devant les commissions de l'Assemblée, mais les débats ne commencent qu'après les « journées de juin », qui voient s'affronter autour de la fermeture des Ateliers nationaux deux visions de la république : celle d'un régime représentatif et celle d'une « vraie république », démocratique et sociale.
L'idée d'élaborer une nouvelle Constitution ne va pas de soi. Les socialistes et les républicains les plus radicaux souhaitent plutôt mettre en place la Constitution de 1793, ou reprendre des projets préparés dans les années 1830-1840. Le texte de 1793, jamais appliqué (dans l'attente de la paix), prévoit pour la première fois le suffrage universel (masculin) et une démocratie semi-directe, avec une concentration des pouvoirs au profit de l'Assemblée et la possibilité pour le peuple de proposer directement des candidats au conseil exécutif ou de se prononcer sur toutes les lois. Les députés, élus par les « assemblées primaires », sont simplement considérés comme des mandataires, pour une période limitée à un an. Quant aux projets établis sous la monarchie de Juillet, ils visent avant tout à poser des limites à l'exécutif, en trouvant les moyens de le contraindre à reconnaître la souveraineté du peuple et à accepter les réformes sociales nécessaires. La priorité alors accordée au social est telle que, en 1832, dans le programme de la Société des amis du peuple, François-Vincent Raspail ne consacre que quelques lignes à la question du pouvoir exécutif : celui-ci est d'une certaine façon « concédé », mais aussi révocable, non héréditaire et discontinu dans le temps.
L'examen article par article de la Constitution de 1848 se déroule du 4 septembre au 27 octobre. Deux sujets retiennent particulièrement l'attention : la reconnaissance du droit au travail et le monocaméralisme. Le droit au travail apparaît à la fois comme la réalisation de la promesse faite par la République aux ouvriers qui se sont battus contre la monarchie et comme le moyen de résoudre la question sociale. Le libéral Joseph Alcock ne craint pas de parler le 5 septembre d'une « loi de haine, de colère, d'envie et de vengeance ». Son collègue Prosper Duvergier de Hauranne évoque « une voie qui (...) conduit à la destruction de la société ». Proclamée le 25 février par le gouvernement provisoire, cette disposition est considérée par les républicains et les socialistes comme la spécificité de la nouvelle république, selon la formule d'Alexandre Ledru-Rollin : « On a dit : le droit au travail, c'est le socialisme. Je réponds : non, le droit au travail, c'est la République appliquée. »
L'idée d'une chambre unique reprend quant à elle la tradition des Constitutions de 1791 et 1793, en refusant l'existence d'une seconde chambre qui rappellerait la Chambre des pairs des monarchies censitaires ou le Conseil des Cinq Cents et le Conseil des Anciens, les deux assemblées législatives du Directoire. L'amendement préconisant deux chambres est rejeté par 530 voix contre 289. Le mandat des députés est fixé à trois ans.
Le projet du comité de Constitution place à côté de cette assemblée unique un président élu au suffrage universel direct. Pour justifier ce choix, le modèle américain est convoqué : il montrerait qu'un tel système fonctionne et évite les problèmes inhérents à la collégialité telle qu'elle fut incarnée par le Directoire. Il s'agit également d'équilibrer les pouvoirs. À l'unicité de l'Assemblée répond l'unicité de l'exécutif. Seuls deux membres du comité ont plaidé pour un système mixte, où l'Assemblée présélectionnerait cinq candidats.
Élu dans cinq départements, Louis-Napoléon Bonaparte triomphe lors des élections complémentaires du 17 septembre. Ce succès renforce les craintes des constituants qui, comme le député de gauche Félix Pyat, y voient une royauté déguisée. Jules Grévy, député républicain du Jura, prévient solennellement l'Assemblée par un amendement resté célèbre : « Je dis que le seul fait de l'élection populaire donnera au président une force excessive. Oubliez-vous que ce sont les élections de l'an X qui ont donné à Bonaparte la force de relever le trône et de s'y asseoir ? Voilà le pouvoir que vous élevez ! Et vous dites que vous voulez fonder une république démocratique ! Un semblable pouvoir conféré à un seul, quelque nom qu'on lui donne, roi ou président, est un pouvoir monarchique ; celui que vous élevez est plus considérable que celui que vous avez renversé. Il est vrai que ce pouvoir, au lieu d'être héréditaire, sera temporaire et électif ; mais il n'en sera que plus dangereux pour la liberté. »
Pour préserver la république de tels risques, les constituants ont mis en place des garde-fous : l'Assemblée dispose d'une force militaire dont elle fixe elle-même l'importance, et tout acte par lequel le président dissout l'Assemblée, suspend ses travaux ou fait obstacle à l'exercice de son mandat est un crime de haute trahison, qui entraîne sa déchéance. En outre, la Constitution interdit la rééligibilité immédiate du président sortant, ne l'admettant qu'au bout de quatre ans.
Jules Grévy souligne encore les limites de cette précaution : suffira-t-elle à contrer l'ambition d'un homme qui souhaiterait rester au pouvoir et ferait pendant son mandat des promesses au peuple qu'il monnaierait contre le renversement de la république ? Ses arguments ne sont pas retenus. Le danger représenté par la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte paraît encore peu plausible, même si certains l'identifient clairement. C'est le cas du député républicain modéré Antony Thouret, élu du Nord, qui propose d'étendre aux Bonaparte l'inéligibilité touchant déjà les membres des autres familles ayant régné sur la France. Mais son amendement est rejeté, et l'Assemblée décide, par 627 voix contre 130, l'élection du président de la République au suffrage universel.
À aucun moment il n'est fait mention des limites de ce suffrage « universel » qui exclut les femmes. Le 4 novembre, la Constitution est adoptée. « En présence de Dieu et au nom du Peuple français », proclame son préambule, tandis que l'article IV dispose que la République « a pour principe la Liberté, l'Égalité et la Fraternité. Elle a pour base la Famille, le Travail, la Propriété, l'Ordre public ». On est déjà loin de la république démocratique et sociale rêvée par les ouvriers au printemps 1848. Les « journées de juin » ont consacré l'écrasement des révolutionnaires par la troupe.
Le 10 décembre 1848, Louis-Napoléon Bonaparte est élu par 5 434 226 voix. Son plus proche rival, Eugène Cavaignac, n'en recueille que 1 448 107, et le candidat socialiste François-Vincent Raspail seulement 37 000. Si le nouveau président incarne la continuité de la légende napoléonienne, il apparaît également comme un homme neuf, qui n'appartient à aucun parti. Auteur d'une brochure teintée de socialisme utopique (De l'extinction du paupérisme, 1844), ce candidat « attrape-tout » séduit une partie de l'électorat de gauche. Défenseur de l'ordre, de la famille, de la religion, de la propriété, il bénéficie du soutien de la droite monarchiste, du « comité de la rue de Poitiers ». Adolphe Thiers, l'un de ses éminents représentants, est persuadé qu'il sera aisé de le manipuler. « C'est un crétin que l'on mènera », aurait-il déclaré.
La question de l'échéance de 1852 devient cruciale en 1851, année préélectorale singulière : il n'y a pas de candidats déclarés, si ce n'est le président sortant, qui ne peut se représenter. Les autres prétendants sont hostiles à la république, comme le général monarchiste Nicolas Changarnier, ou discrédités, comme Cavaignac, l'homme de la répression de juin 1848, candidat malheureux en décembre 1848. Bien peu sont ceux qui attendent de ce scrutin un résultat positif. Déjà peu convaincus de la nécessité d'un exécutif unique, voire par le suffrage universel, certains républicains prônent toujours l'adoption d'autres formes de gouvernement, plus proches d'une démocratie directe. Victor Considérant déclare que « la solution, c'est le gouvernement du peuple par lui-même » ; Ledru-Rollin se prononce pour un retour à la Constitution de 1793 et la suppression de la fonction présidentielle.
L'élection de mai 1852 n'aura finalement pas lieu. Louis-Napoléon Bonaparte raye cette échéance par le coup d'État du 2 décembre 1851. La répression parisienne fait 400 morts ; 30 000 arrestations ont lieu en France ; l'état de siège est institué dans un tiers du pays. Louis-Napoléon décide cependant d'une élection présidentielle au suffrage universel, sous la forme d'un plébiscite organisé à peine quinze jours plus tard. Sept millions de Français disent « oui » à cet appel au peuple ; 640 737 courageux votent « non », surtout à Paris. Outre le climat de répression et de terreur, la fraude est patente. On compte tout de même un million et demi d'abstentionnistes. Bon nombre de républicains pensent comme George Sand que « sans tout cela » le peuple aurait voté de la même manière. La restauration de l'empire un an plus tard consacre le retour d'un monarque et achève de discréditer le principe de l'élection du président au suffrage universel pour... un siècle. Dans Napoléon le Petit, pamphlet écrit en exil, Victor Hugo se prend à imaginer que le deuxième dimanche de mai 1852 aurait pu être un dimanche calme « où le peuple serait venu voter, hier travailleur, aujourd'hui électeur, demain travailleur, toujours souverain ».
(1) Partisans de la monarchie constitutionnelle instaurée par Louis-Philippe d'Orléans en juillet 1830.
Indépendance : 4 juillet 1946 (des États-Unis).
Régime : présidentiel (dernier scrutin en mai 2016 pour un mandat de six ans).
Capitale : Manille.
Superficie : 300 439 kilomètres carrés.
Nombre d'îles : 7 107, dont 11 constituent 90 % des terres.
Population : 102 811 795 habitants en 2016.
Taux d'alphabétisation : 98,22 % (2015).
Indice de développement humain (IDH) : 0,682 (2015), 118e rang mondial.
Espérance de vie : 68,2 ans (2014).
Produit intérieur brut (PIB) : 291,965 milliards de dollars américains (2015).
PIB par habitant : 2 899 dollars (2015), 158e rang mondial.
Religions :
— 84 % de catholiques.
— 7 % de musulmans.
— 4 % de protestants évangéliques.
— 1,5 % de bouddhistes.
Sources : populationdata.net ; Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) ; diplomatie.gouv.fr
Le Stanford Literary Lab a pour objectif de développer les humanités numériques, plus précisément l'exploration de corpus littéraires assistée par ordinateur. Il s'agit pour ses membres de retranscrire sous forme d'algorithmes le fonctionnement de la critique littéraire afin d'explorer automatiquement le roman et le théâtre européens, « un corpus de textes trop immense pour être embrassé par un seul savant, aussi érudit fût-il ». Faisant feu de toutes sciences, le Stanford Literary Lab emprunte « l'analyse en composantes principales à la génétique, la théorie des réseaux aux mathématiques et à la physique, et le concept d'entropie aux théories de l'information ». En huit chapitres, il livre quelques-uns de ses résultats de recherche, de ses méthodes et de ses échecs. Ainsi, le chercheur Holst Katsma découvre « l'atténuation du volume sonore » dans le roman britannique sur plusieurs décennies du XIXe siècle. Il s'avère in fine que les algorithmes, non contents de valider les recherches menées par des êtres humains sur des corpus plus restreints, créent leurs propres hypothèses et font émerger de nouvelles interrogations. Confronté aux big data (« données de masse »), le Lab tente de faire en sorte qu'elles « nous ramènent aux “big questions” ».
Ithaque, coll. « Theoria Incognita », Paris, 2016, 280 pages, 26 euros.
Une enveloppe différente pour un produit identique : ainsi pourrait-on résumer l'histoire du Front national (FN). Dédiabolisation, refonte lexicale, récupération politique : autant de stratégies qui ont permis au Front national de revoir son discours, faisant d'une force contestataire un parti aux ambitions gouvernementales. Une approche qui glisse d'un positionnement assumé sur l'échiquier politique — « Il faut redonner à la France une droite digne d'elle, une droite qui ose dire son nom et se battre sous ses couleurs » — à une posture populiste : « Ni droite ni gauche, Front national ! » Valérie Igounet analyse quarante-cinq années de slogans, d'affiches et de discours du parti frontiste pour en déceler l'ADN, qui reste inchangé : la question de l'identité nationale demeure au cœur de ce parti. L'historienne évoque enfin la façon dont il a influencé la droite et imposé sa problématique dans le débat public, renforçant ainsi sa nouvelle assise politique.
Inculte / Dernière marge, coll. « Essais », Paris, 2017, 144 pages, 19,90 euros.
Passant en revue les grandes oppositions autour de quatre concepts économiques fondamentaux — la valeur, le travail, le capital et la monnaie —, François Morin, en se référant à John Maynard Keynes et à Karl Marx, propose une refondation du travail, de la monnaie et de la démocratie. La valeur-travail pourrait offrir selon lui son fondement à l'économie. L'opération impliquerait de limiter le pouvoir de la valeur-capital (en renforçant le droit de la concurrence et le contrôle des mouvements de capitaux), mais aussi de réformer la gouvernance des entreprises sur le modèle de l'économie sociale et solidaire. La monnaie passerait de son statut de bien privé géré par un oligopole bancaire à celui de bien commun géré par les États au niveau international. Chaque citoyen pourrait valoriser son travail grâce à un droit à la formation, et les investissements seraient choisis pour leur utilité collective.
Lux, Montréal, 2017, 305 pages, 22 euros.
Entre 1981 et 1994, Dominique Cabrera a consacré six documentaires à la banlieue parisienne. Aujourd'hui, ses films, réunis dans un DVD, accompagné par un précieux livret, paraissent décrire un autre monde, où les locataires d'une cité de Colombes pouvaient être partie prenante dans la création d'une aire de jeux (J'ai le droit à la parole, 1981), où les anciens habitants de quatre tours en voie de démolition avaient la nostalgie de la vie solidaire qu'ils y menaient (Chronique d'une banlieue ordinaire, 1992). Elle rappelle aussi l'histoire du Val-Fourré, où les premiers habitants s'installent en 1966, et qui devait, selon un propos officiel, permettre « à de nombreuses familles de vivre une vie meilleure ». Les années 1990 verront la paupérisation de la population avoir raison des rêves des urbanistes. Avec Une poste à La Courneuve (1994), dans la cité des 4000, elle montre de jeunes postiers qui, dans un local scandaleusement exigu, tentent l'impossible : assurer, malgré l'abandon du pouvoir, le « service public ».
Documentaire sur grand écran, Paris, 2017, 25 euros.
S'il est vrai que, de tout temps, les humains ont été fascinés par les djinns, « êtres de feu sans fumée », et par les djinnias, « faites de fumée sans feu », force est de constater qu'ils n'en connaissent pas grand-chose, un peu comme ces dormeurs brutalement réveillés au milieu d'un rêve dont ils ne parviennent quasiment plus à se souvenir. Mais il advient parfois qu'un conteur, ou peut-être bien une conteuse, s'empare de ces fragments épars et les remette, temporairement, dans l'ordre… Ce que fait magistralement Salman Rushdie dans son dernier roman, Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, soit bien sûr mille et une nuits, c'est-à-dire le temps que durèrent selon l'histoire ici déroulée les événements connus sous les noms de « guerre des mondes » ou de « période d'Étrangeté ». Car les djinns, querelleurs, toniques, priapiques, amoraux, n'aiment rien tant que quitter leur magique Péristan pour se mêler à notre bas monde, dont l'extravagance les fascine.
C'est ainsi qu'une des plus grandes djinnias, princesse de la foudre venue sur terre au XIIe siècle, s'est éprise d'un prestigieux philosophe, Ibn Rushd (alias Averroès, philosophe de langue arabe… ou avatar de l'auteur), alors en disgrâce. Elle lui a donné une nombreuse descendance, les Duniazats, tous intrinsèquement djinns, dépourvus de lobes aux oreilles mais pourvus d'immenses pouvoirs sans qu'ils le sachent vraiment… De telles histoires d'amour sont toutefois brèves, tant la distance est grande entre un simple mortel et une quasi-immortelle. Et Ibn Rushd, rentré en faveur, s'est peu à peu éloigné de celle qu'il connaît sous le nom de Dunia, qui veut dire « monde » « parce qu'un monde s'écoulera de moi », comme elle le lui a précisé lors de leur rencontre. Il l'abandonne, ainsi que leurs enfants, sans s'être jamais douté de leur nature véritable. Il est vrai qu'il est alors en pleine polémique avec les héritiers de Ghazali, un religieux qui prêche l'asservissement des esprits et le mépris de l'amour.
Or cette polémique va se poursuivre jusqu'à notre siècle, qui vécut, durant deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, une quasi-apocalypse mêlant irrationalité, corruption, fanatismes multiples, bref, une véritable guerre entre les tenants, parmi les djinns comme parmi les humains, de Ghazali et ceux d'Ibn Rushd. Et c'est à cette époque que M. Geronimo, jardinier-paysagiste du splendide domaine de La Incoerenza appartenant à une nihiliste chronique surnommée Madame la Philosophe, s'aperçoit qu'il flotte — oh ! très légèrement — ; que le jeune Jimmy Kapoor, auteur plus ou moins raté de comics, voit apparaître son super-héros en chair et en os ; qu'Oliver Oldcastle, compositeur de musique, développe son étonnante théorie, « Dieu est une création de l'homme, alors aucun bienfait ne demeure impuni… ». Les lois qui semblaient régir le monde se dissolvent et laissent la place à d'innombrables règles, contradictoires, grotesques, comme si, d'un coup de baguette magique, la fameuse raison humaine s'était éclipsée. L'histoire qu'écrit Rushdie, sur un ton mi-moqueur mi-rageur mais toujours bienveillant, pourrait n'être qu'une parabole ; mais ce qu'il décrit résonne avec notre commune réalité. Les situations et les personnages sont en phase avec la perception que nous en avons à travers les médias, mais aussi la fiction qui en naît. Sans oublier les rêves qui en surgissent, évidemment.
Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, de Salman Rushdie, traduit de l'anglais par Gérard Meudal, Actes Sud, Arles, 2016, 313 pages, 23 euros.
On n'entre pas impunément dans les livres d'Arno Schmidt (1914-1979) : dès les premiers pas, on se cogne, on bloque, on trébuche. Lui-même devait le savoir, qui écrit dans Brand's Haide : « Si le peuple t'applaudit, interroge-toi : qu'ai-je mal fait ?! » On ne peut donc que saluer la détermination des éditions Tristram, qui rééditent progressivement les ouvrages de cet auteur largement publié jadis par Christian Bourgois, Maurice Nadeau sortant pour sa part, notamment, le fameux Soir bordé d'or. À Brand's Haide vient s'ajouter leur réédition en poche du roman Le Cœur de pierre (1). Soulignons — évidence souvent oubliée — que leur traducteur, Claude Riehl (1953-2006), au punch inventif, est indissociable de cet écrivain dont la restitution, confiait-il, confinait parfois au match de boxe.
La construction peut dérouter : une succession de petites séquences, entre cinq et vingt lignes, avec chaque fois une amorce en italique qui peut être une indication scénique, une exclamation ou le début de la phrase : « Un vent-brigand rôdait dans le bois… », « Le barouf des footballeurs soûls… », « Le chat sur la table… ». Ces séquences, où affleurent références et citations détournées, sont aussi parfois de rapides percées vers l'insolite : de la fumée parle en s'échappant de la cheminée ou un hérisson passe à vélo. Mais dans le flux de la lecture, pour peu que l'on ose se laisser entraîner, on voit se composer un monde avec différentes strates de narration qui tient l'attention en haleine, « romantisant » le monde, pour employer un terme du poète Novalis, rendant sensible la part de merveilleux dans une réalité qui, à première vue, en manque. Écrit en 1951, Brand's Haide (un nom de lieu fictif, littéralement « la lande de Brand », évoquant ces étendues où Schmidt lui-même a aimé vivre) est une charge contre l'Allemagne de l'Ouest de l'après-guerre, le leurre de la dénazification, l'emprise papelarde de l'Église, la corruption, les privations, le sort fait aux réfugiés.
On n'est pas dans le ton larmoyant ou au contraire docte et prudent de ce que l'on a appelé la « littérature des ruines », première prise ou reprise de plume, à chaud, des écrivains de l'après-guerre, mais dans un abordage irrévérencieux du monde après la catastrophe. L'histoire est celle d'un prisonnier libéré qui, en 1946, s'installe dans cette lande du Nord pour écrire une biographie de l'écrivain Friedrich de La Motte-Fouqué. Comme par écho, ce travail résonne jusqu'à la maison voisine, en pleine forêt, où habitent deux femmes. Le narrateur, qui s'appelle Schmidt comme l'auteur (lui-même un passionné de La Motte-Fouqué), tombe amoureux de l'une d'elles, qui choisira de se marier avec un homme fortuné pour échapper à la misère. Pas de happy end : Schmidt n'écrit pas pour endormir les consciences.
Ce que confirme le « roman historique de l'an de grâce 1954 », sous-titre de son Cœur de pierre, publié en 1956. Partant de l'histoire d'un collectionneur bibliophile, cynique, malicieux et un peu méchant, le roman se termine par la constitution d'un ménage à quatre, dans une sorte de détournement des « affinités électives » de Goethe. Entre les deux, c'est toute la mesquinerie des deux Allemagnes qui est passée au crible de l'invective jouissive d'un auteur alors en butte à des procès pour blasphème et pornographie.
Brand's Haide, d'Arno SchmidtPierre Deshusses, traduit de l'allemand par Claude Riehl, Tristram, Auch, 2017, 186 pages, 19 euros.
(1) Traduit de l'allemand par Claude Riehl. Tristram, 2017, 300 pages, 11,40 euros.
Journaliste française ayant travaillé pour sept missions de l'Organisation des Nations unies (ONU), Célhia de Lavarène dénonce l'inefficacité de l'institution et, pis, qualifie de nuisibles certaines de ses opérations (1). Ainsi, en 1992-1993, au Cambodge, où l'ONU devait organiser les élections, elle observe un recrutement incohérent de personnels, des passe-droit, des « discussions stériles » et beaucoup de temps perdu, au point qu'elle écrit : « Je suis payée — et bien payée — pour ne rien faire et la boucler. » Elle souligne également la différence entre les fonctionnaires permanents de l'ONU, dotés de l'immunité diplomatique, et les employés temporaires, plus précaires. Au fil des missions, elle est témoin de l'attitude négligente ou condescendante de certains d'entre eux. En Bosnie, en 2000-2001, il va même s'agir d'abus sexuels et de tortures sur des jeunes filles mineures perpétrés par des « Civpol », c'est-à-dire des agents de l'ONU chargés de la police civile. Si ces faits sont malheureusement bien réels, on espère que cet essai pourra contribuer à un sursaut salutaire. Il manque en revanche une réflexion politique sur les enjeux des missions auxquelles l'auteure a participé, et l'ensemble demeure très anecdotique et trop centré sur sa personne.
L'ouvrage sur le Conseil de sécurité de l'ONU, publié par Jared Genser, juriste et militant humanitaire, et Bruno Stagno Ugarte, diplomate et agent de l'ONU, est de facture plus classique et s'apparente à un manuel pédagogique (2). Il examine en particulier comment le Conseil de sécurité a pu — ou n'a pas pu — débloquer les situations de crise ou de conflit en Bosnie, au Soudan, en République démocratique du Congo, au Rwanda... Le général canadien Roméo Dallaire, qui commandait la Mission des Nations unies pour l'assistance au Rwanda (Minuar) pendant le génocide, en 1994, rappelle par exemple qu'il avait en vain tenté d'alerter la « communauté internationale » sur les massacres qui s'y commettaient. Il établit un parallèle entre l'échec de l'ONU au Rwanda et l'impuissance de la Société des nations à empêcher l'invasion de l'Éthiopie en 1935. Les casques bleus étaient bien présents sur place au Rwanda, mais, malgré les alertes de Dallaire, aucun ordre ne leur a été donné d'agir pour protéger les populations. En Bosnie, au début des années 1990, confronté à la guerre civile qui déchirait l'ex-Yougoslavie, le Conseil de sécurité s'est attaché à rester neutre, et n'a adopté qu'en 1992 une résolution imposant des sanctions aux voisins de la Bosnie qui perpétraient des massacres. Mais ce n'est pas l'ONU qui parvint à imposer la paix.
En revanche, au Timor oriental, à la fin des années 1990, le secrétaire général Kofi Annan a joué un rôle moteur pour prévenir un bain de sang. L'ONU a adopté en 1999 la résolution 1264, qui autorisait, sous le chapitre VII de sa Charte, l'établissement d'une Force internationale pour le Timor oriental (Interfet) afin de restaurer la paix et la sécurité et de faciliter l'acheminement de l'aide humanitaire. Ce mandat est l'un des plus puissants jamais donnés par l'ONU. L'Interfet, menée par l'Australie et composée de quatre mille hommes, dont la moitié issus de ce pays, a favorisé les négociations multilatérales qui ont abouti à l'indépendance du Timor-Leste.
Les missions des casques bleus peuvent donc être efficaces si elles sont dotées d'un mandat fort, c'est-à-dire lancées au nom du chapitre VII de la Charte, qui prévoit de leur donner le pouvoir d'imposer la paix, au besoin par la force. Pourquoi ne pas doter de ce mandat la plupart de leurs missions ?
(1) Célhia de Lavarène, Les étoiles avaient déserté le ciel. Dans l'enfer des missions de l'ONU, Balland, Paris, 2016, 200 pages, 22 euros.
(2) Jared Genser et Bruno Stagno Ugarte (sous la dir. de), The United Nations Security Council in the Age of Human Rights, Cambridge University Press, 2014, 544 pages, 24,99 livres sterling.
Un sociopathe, un orphelin et une jeune femme dépressive se croisent dans la ville sombre et violente de New Delhi. Le journaliste Raj Kamal Jha livre un portrait au vitriol de la capitale indienne dans Elle lui bâtira une ville (1), fiction aux nombreuses références littéraires et cinématographiques où le fantastique prend souvent le pas sur le drame. Delhi est un cauchemar pour ses habitants. La classe aisée est décrite à l'image de la ville : cynique, égoïste et sans avenir. L'un des trois héros de Jha, Homme, en est le plus fidèle représentant. Psychopathe rêveur, confiné dans sa résidence de cols blancs, l'Apartment Complex, qui domine le monde, il rappelle le terrible Patrick Bateman de Bret Easton Ellis (American Psycho). Ses soudains accès de générosité envers les représentants moins bien lotis du genre humain ne font qu'accentuer sa dérangeante noirceur. À travers lui, l'auteur évoque les conditions de vie de la très vaste majorité des habitants, tapis dans l'obscurité, acculés par la pauvreté, la saleté, la corruption et la maladie.
Moins choquants, les deux autres protagonistes, Orphelin et Femme, sont, eux, enrobés de mystère, d'affection et d'amour, et laissent imaginer une possible rédemption pour cette ville qui semble transformer, littéralement, les humains en cafards. Les personnages secondaires, eux, ont droit à un nom, et leurs histoires viennent s'imbriquer dans la narration comme les quartiers pauvres et leurs habitants, sans lesquels la capitale ne pourrait pas survivre, s'imbriquent dans les « blocs » de Delhi. Ce sont ces citoyens de seconde classe, une nurse, une ouvreuse de cinéma, qui font battre le cœur de la cité. Soumis aux dangers d'une ville asphyxiante, au propre comme au figuré, ce sont eux qui permettent au lecteur de percevoir les envies, les rêves et la réalité de millions d'Indiens.
À l'inverse, le volumineux Delhi Capitale (2), malgré ses six cents pages, ne laisse pas vraiment d'espace à l'émotion ou à la couleur. Pas de promenades dans les dédales de Mehrauli ou de Chandni Chowk, ni de longues descriptions des farm houses de Saket. Peut-être le titre français aurait-il dû être « Delhi, capital », plus proche de l'original, Capital : The Eruption of Delhi. « Contempler Delhi aujourd'hui, c'est être confronté aux symptômes du XXIe siècle globalisé dans leur forme la plus spectaculaire et la plus avancée », affirme l'écrivain Rana Dasgupta, qui, dans ce très riche essai, a endossé le costume de journaliste. Il interviewe ceux du haut de l'échelle sociale, délaissant délibérément les classes modestes, dont seule une représentante est mentionnée. « J'ai mon réseau, donc je suis » : Delhi Capitale fait entrer le lecteur dans l'intimité de cette Inde mondialisée dont il rappelle avec érudition les mutations historiques.
Pour les curieux désireux de mieux comprendre comment les époques ont imprégné et disloqué la ville, on ne peut que recommander un détour par le blog The Delhi Walla, tenu par le journaliste Mayank Austen Soofi, ou de parcourir à pied la vieille capitale, et notamment son passé « britannique », avec La Cité des djinns, de William Dalrymple (3).
(1) Raj Kamal Jha, Elle lui bâtira une ville, traduit de l'anglais (Inde) par Éric Auzoux, Actes Sud, Arles, 2016, 416 pages, 23,50 euros.
(2) Rana Dasgupta, Delhi Capitale, Buchet-Chastel, Paris, 2016, 592 pages, 25 euros.
(3) Thedelhiwalla.com ; William Dalrymple, La Cité des djinns. Une année à Delhi, Libretto, Paris, 2015 (1re éd. : 2006), 464 pages, 11,80 euros.
Leonardo Sciascia (1921-1989) croyait aux vertus du petit. Il aimait les menues chroniques (chronachette), les récits brefs et enlevés, les minces anecdotes. Il coulait son génie dans des formes mineures — contes voltairiens, romans policiers, commentaires en marge des livres des autres — et logeait volontiers ses histoires dans d'étroites limites géographiques, celles de sa Sicile natale, de son canton, voire de son village. Non par provincialisme, mais parce qu'il pensait que la partie contient le tout, le microcosme le macrocosme, et qu'un fait divers, une histoire simple, peut permettre de rendre intelligible, saisissable, un réel passablement opaque.
Chez Sciascia, la réflexion sur la politique, l'histoire, la métaphysique même, n'est jamais absente. Mais elle repose souvent sur une tête d'épingle, sur un petit noyau dur et concret. Rien d'étonnant, donc, à ce qu'il ait commencé sa carrière littéraire par un court recueil de fables, une salve de trente miniatures animalières, longues de quelques lignes chacune, poétiques, mais sans apprêts. Ces Fables de la dictature (1), publiées en 1950, n'ont pas les joliesses de La Fontaine : quintessenciées, sobres comme l'antique, elles rappellent plutôt Ésope ou Phèdre. Mais c'est surtout George Orwell que le fabuliste Sciascia continue. En citant l'écrivain britannique en exergue de son livre, il indique d'emblée comment il conçoit ses Fables : comme une sorte de supplément à La Ferme des animaux.
Pas d'idylle, donc, dans ces Fables, mais un monde de prédation et de domination, de duplicité et de terreur — éclairé par une ironie amère. Quelques années seulement après la chute de Benito Mussolini, chacun pouvait y reconnaître l'Italie fasciste, dans laquelle avait grandi Sciascia, né peu avant la marche sur Rome et enrôlé, enfant, dans le mouvement de jeunesse Balilla. Comme le notait Pier Paolo Pasolini, il était aisé de reconnaître, dans telle figure des Fables, des responsables politiques, « [Galeazzo] Ciano ou [Achille] Starace ». Et d'identifier, sous tel ou tel animal, le hiérarque, l'homme de main sadique, le condamné à mort… Mais Pasolini avait aussi compris que ces Fables, qui semblaient « venir après coup », ne relevaient pas seulement de l'esprit de l'escalier, du coup d'œil rétrospectif sur un temps révolu. Épurées, réduites à l'essentiel, débarrassées de leur humus historique, elles gagnent une « éternité » et une « actualité ». En effet, elles proposent moins un tableau de l'époque fasciste qu'une première variation sur un thème intemporel : le pouvoir. Pouvoir écrasant de l'Église, pouvoir occulte de la Mafia, collusion et corruption des grands partis au pouvoir : d'un livre à l'autre, Sciascia ne cessera d'y revenir, avec une fascination inquiète. L'air de rien, les Fables de la dictature inaugurent cet arpentage du pouvoir, en montrant sa violence, ses faux-semblants, les multiples pathologies qu'il engendre et dont il se nourrit.
Ce n'est pas seulement la brutalité des puissants que Sciascia met en scène. Il croque aussi les dominés, et leur complaisance vis-à-vis des dominants. Dans la suite de son œuvre, il mettra au centre de ses livres d'inoubliables figures de résistants — comme l'hérétique Diego La Matina dans Mort de l'inquisiteur, l'inspecteur Rogas dans Le Contexte, ou l'évêque Angelo Ficarra dans Du côté des infidèles (2). Mais, dans les Fables de la dictature, la résistance n'a guère de place ; Sciascia donne plutôt à voir l'accommodement, la résignation, le conformisme, et toutes les petites collaborations qui consolident l'oppression. Ce consentement au pouvoir, il l'avait vu à l'œuvre sous Mussolini, où les gens semblaient vivre dans le fascisme « comme dans leur propre peau ». Il le pressentait encore à la fin des années 1970, confiant à la journaliste Marcelle Padovani : « Je crois qu'encore aujourd'hui une bonne partie des Italiens vivrait dans le fascisme comme dans sa peau (3). »
Ce sombre diagnostic fut dressé, « aux temps de corruption (4) », par un romancier réputé pessimiste. Chacun jugera s'il conserve, déployé par ces Fables, quelque actualité…
(1) Leonardo Sciascia, Fables de la dictature (édition bilingue ; 1re éd. : 1950), traduction de Jean-Noël Schifano, postface de Pier Paolo Pasolini, Ypsilon Éditeur, Paris, 2017, 80 pages, 15 euros.
(2) Les éditions Fayard ont publié ses œuvres complètes.
(3) Leonardo Sciascia, La Sicile comme métaphore. Conversations en italien avec Marcelle Padovani, Stock, Paris, 1979.
(4) « Leonardo Sciascia : le romancier aux temps de corruption », L'Atelier du roman, no 88, Pierre-Guillaume de Roux, Paris, décembre 2016, 187 pages, 20 euros.
Faisant le point sur les recherches théoriques et empiriques les plus avancées à travers vingt-trois contributions, l'ouvrage dirigé par Nadya Araujo Guimarães, Margaret Maruani et Bila Sorj (1) constitue une précieuse référence sur la problématique complexe des liens entre genre, classe et race autour de la question du travail. S'appuyant sur ces trois registres dans deux pays aussi éloignés que le Brésil et la France, et démontant les mécanismes de la construction sociale des inégalités au-delà des différences historiques, cet essai révèle des constantes dans la fabrication des discriminations. Les auteurs fourbissent leurs concepts à travers le dédale de leurs causes enchevêtrées. Ainsi, Danièle Kergoat insiste sur la dynamique constitutive des rapports sociaux de pouvoir et de domination dans une conception matérialiste des oppressions. Elle avance alors le concept de « consubstantialité » : « La classe tout à la fois crée et divise le genre et la race », écrit-elle ; ou, dit autrement : « Le genre crée et divise la classe et la race », et « la race crée et divise le genre et la classe ». Ainsi, le fait d'être une femme joue un rôle déterminant dans sa place au sein du système de production — les femmes sont majoritaires dans les tâches de domesticité, par exemple. De son côté, Antonio Sérgio Alfredo Guimarães s'attache plus particulièrement au croisement qui s'opère entre ces catégories d'oppression et à l'analyse de leur vécu, soit l'« intersectionnalité » : il s'agit de « penser ensemble les formes de subordination, de discrimination, d'exploitation et d'exercice du pouvoir afin de voir comment elles s'articulent dans la pratique sociale ».
La mise en chiffres rend flagrante l'ampleur des discriminations, même si Margaret Maruani et Monique Meron démontrent que les statistiques peuvent relayer l'idéologie dominante. Rachel Silvera décrit la situation en France : selon la moyenne nationale, les femmes gagnent 27 % de moins que les hommes, tous emplois confondus. Au Brésil, malgré leur niveau scolaire plus élevé, elles souffrent d'un taux de chômage supérieur à celui des hommes et perçoivent toujours moins qu'eux, selon les travaux d'Ana Carolina Cordilha et Gabriela Freitas da Cruz : 28 % de moins dans le secteur formel et 33 % dans le secteur informel.
Du côté du travail domestique, pas de réelle transformation : il reste majoritairement le lot des femmes. Pour le Brésil, société capitaliste patriarcale au passé esclavagiste, Laís Abramo et María Elena Valenzuela montrent que l'insertion des femmes sur le marché du travail s'est accrue sans que la responsabilité des tâches domestiques ait été renégociée. Cela n'est pas très éloigné de ce qui se passe en France, où, selon Monique Meron, les femmes en effectuent près des deux tiers. Très féminisée et emblématique, la prise en charge des personnes dépendantes, le care (soin), comme on l'appelle souvent, fait l'objet de plusieurs contributions. Marc Bessin pose la nécessité de la « politiser », de la sortir de la sphère du privé, tandis qu'Helena Hirata retrouve le lien direct entre genre, classe et race en analysant les migrations : en région parisienne, 90 % des travailleurs du care sont des immigrés ou issus d'immigrés en provenance des pays du Sud.
Les Femmes dans le monde académique (2) rassemble une sélection de contributions au colloque transdisciplinaire du même nom qui s'est tenu à Paris en 2015, et dont l'objectif était de mettre les instances et personnels universitaires face à l'importance des inégalités de carrière dans ces milieux. Un objectif qui n'a rien d'évident dans un monde « où la croyance dans la neutralité et l'objectivité des critères de l'excellence censés fonder les carrières est particulièrement vivace », comme le note Catherine Marry. On y voit les multiples facettes et naturalisations des discriminations de genre. Une mine de renseignements.
(1) Nadya Araujo Guimarães, Margaret Maruani et Bila Sorj (sous la dir. de), Genre, race, classe. Travailler en France et au Brésil, L'Harmattan, Paris, 2016, 360 pages, 37 euros.
(2) Rebecca Rogers et Pascale Molinier (sous la dir. de), Les Femmes dans le monde académique. Perspectives comparatives, Presses universitaires de Rennes, 2016, 228 pages, 18 euros.
« Le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. » Cet extrait d'Aurélia fait face à un magnifique portrait de Gérard de Nerval — un poète qui a décidé « de ne pas baisser la garde, de ne pas être indigne / de ses désirs, de ses utopies, ni de ses combats » ; l'un des dix-neuf retenus par Ernest Pignon-Ernest et André Velter, précisément parce qu'ils mettaient en cause l'ordre meurtrier du monde : « ceux de la poésie vécue (1) », selon le titre de l'ouvrage. Dommage que l'on ne compte aucune femme — peut-être pour le prochain ouvrage ? Car ce n'est pas la première fois que le peintre hors normes et le poète chroniqueur du monde travaillent ensemble. Grâce à sa présentation, Velter donne envie de (re)plonger dans ces poèmes, tandis qu'avec ses crayons Pignon-Ernest aide à comprendre l'intensité des expériences vécues : Arthur Rimbaud « errant de la ville », Vladimir Maïakovski « trop amoureux, trop révolutionnaire et certainement trop génial », Nazim Hikmet et ses vers si douloureux : « Et la beauté ? Qu'en fait notre camarade ? / (…) Il n'en fait rien, bien entendu » ; ou encore Mahmoud Darwich, « identifié comme personne à la Palestine »… Des portraits intimes ou affichés sur les murs des villes comme autant d'interpellations, de colères, de résistances.
(1) Ernest Pignon-Ernest et André Velter, Ceux de la poésie vécue, Actes Sud, Arles, 2017, 202 pages, 35 euros. Exposition du 8 avril au 4 juin 2017, chapelle du Méjan à Arles.
Ce superbe roman graphique propose une exploration du Chili des luttes sociales, de la révolte qui gronde, celui de toute une génération politisée qui a conduit ce pays, situé « là où se termine la terre », à la victoire de Salvador Allende en 1970. Cette histoire est vue à travers les yeux du jeune Pedro, fils de l'écrivain socialiste Guillermo Atías. Exilé en France après le coup d'État du général Pinochet, il a ouvert la porte de sa mémoire à Alain et Désirée Frappier, et c'est tout un peuple mobilisé qui surgit : de l'onde de choc de la révolution cubaine à la création du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), puis à l'élection sur le fil du camarade-président… C'est aussi un parcours intime, servi par des illustrations en noir et blanc d'une force saisissante, laissant une large place aux paysages somptueux du Chili, à ses volcans, aux ruelles éclatantes de Valparaiso, comme aux manifestations monstres de la capitale. « Et soudain, un délire de joie envahit les rues de Santiago. (…) Les parents avaient réveillé leurs enfants, les gens riaient, s'embrassaient. » Les mille jours de la « voie chilienne vers le socialisme » venaient de commencer.
Steinkis, Paris, 2017, 260 pages, 18 euros.
Ce nouvel ouvrage sur les Doors, qui évite de succomber à la mystification glamour souvent symptomatique du genre, a de surcroît l'avantage de présenter avec exhaustivité l'échappée sauvage du groupe : depuis la rencontre de Jim Morrison et Ray Manzarek, étudiants en cinéma à l'université de Los Angeles, jusqu'au parcours méconnu des trois survivants après le départ du chanteur pour Paris, où il mourra, en passant par les premiers concerts turbulents, les tournées, la gloire, les procès et la chute. L'auteur accorde une bonne part à la genèse des compositions et aux enregistrements des albums studio et live, en les replaçant dans le contexte musical et sociétal de l'époque. La « nef des fous » dessine ainsi en filigrane une histoire où les monstres de Jérôme Bosch se mêlent aux révolutions psychédéliques et contestataires de 1968, dans un appel répété à la liberté et au rock'n'roll, nous incitant à faire nôtre la prière du poète à la voix hypnotique, aux visions héritières de William Blake et d'Arthur Rimbaud : « Entre dans le rêve brûlant / Viens avec nous / Tout a éclaté et danse. »
Le Mot et le Reste, Marseille, 2017, 480 pages, 27 euros.
Alors qu'en Asie du Sud-Est plusieurs mouvements sociaux et sociétaux ébranlent les structures de pouvoir traditionnelles, pourquoi paraît-il encore peu pertinent de parler à leur propos de « société civile », s'interrogent les auteurs de ce livre pluridisciplinaire ? N'existerait-il pas, dans cette région du monde, une série d'obstacles culturels à l'émancipation ? N'y constate-t-on pas une intériorisation des hiérarchies due au strict ordonnancement statutaire des sociétés et à la primauté de la relation patron-client, leur codification première se faisant dans « cette structure élémentaire du social qu'est la relation aîné/cadet » ? Pour être ambitieuse, l'analyse théorique ne quitte jamais longtemps le terrain. Thaïlande, Birmanie et Malaisie sont finement étudiées. Le Cambodge illustre exemplairement, avec le noyautage des organisations non gouvernementales par l'État, comment ce dernier entend rester le « seul opérateur légitime et “grand timonier” du développement harmonieux de la société ».
ENS Éditions, Lyon, 2016, 288 pages, 27 euros.
Total est la somme, aujourd'hui privatisée, des deux géants pétroliers français : la Compagnie française des pétroles (CFP), créée en 1924 pour sortir le secteur de la dépendance américaine, et l'Union générale des pétroles, créée par le général de Gaulle en 1958, qui deviendra la société Elf. Le passif de Total cumule les méfaits de ces deux entités : corruption et diplomatie parallèle en Afrique, rétrocommissions pour financer les partis politiques, collaboration avec les régimes racistes d'Afrique du Sud et de Rhodésie, travail forcé en Birmanie, désastres écologiques… Le philosophe québécois Alain Deneault livre une synthèse documentée des agissements de la multinationale française. Il éclaire la puissance des entreprises de ce type, capables d'imposer leur loi aux États, tout en affirmant « ne pas faire de politique ». Organisant sa propre impunité, la société aux neuf cents filiales peut ensuite affirmer : « La mission de Total n'est pas de restaurer la démocratie dans le monde. Ce n'est pas notre métier. »
Rue de l'Échiquier, coll. « Diagonales », Paris, 2017, 512 pages, 23,90 euros.
Qui est M. Dmitry Rybolovlev, 148e fortune mondiale avec un peu moins de 8 milliards de dollars en banque ? Devenu président du club de football de la principauté de Monaco en 2011, le discret oligarque russe fuit les projecteurs et les mondanités. Au croisement du sport, des affaires et de la politique, cette biographie met en lumière l'ascension éclair d'un médecin devenu roi du potassium au cours des sulfureuses années Eltsine. « Le profil de Rybolovlev n'est absolument pas différent des autres ayant bâti leur fortune lors de l'explosion de l'URSS. Si vous vous référez comme critère, afin de déterminer qui est un oligarque, aux fausses banqueroutes et autres méthodes de voleur pour s'emparer de capitaux de production que les actionnaires originaux s'étaient partagés, ou encore à la corruption d'État, il en fait clairement partie », affirme un membre de la bonne société russe cité dans le livre. Reste que, à la différence de ses homologues, le milliardaire passé par la case prison — onze mois de détention préventive pour une accusation de meurtre dont il a été blanchi — ne doit pas sa fortune aux bonnes grâces du Kremlin.
Le Cherche Midi, Paris, 2017, 256 pages, 17 euros.
C'est à l'occultation du lien profond qui unit la Syrie à l'Europe, et de manière plus particulière à la France, que ce livre s'attaque. Car pour Jean-Pierre Filiu, spécialiste du Proche-Orient, cette mise à distance est loin d'être innocente. En feignant d'oublier que ce pays est l'un des creusets où l'Occident contemporain puise ses racines, on se trouve des excuses pour ignorer ou relativiser l'horreur qu'endure le peuple syrien depuis la révolution de mars 2011. Schismes et hérésies du début de l'ère chrétienne, dynasties musulmanes ébranlées par de constantes sécessions et par des résurgences récurrentes d'une vision millénariste du monde, terre de conquête pour les croisés et terrain d'affrontement entre minorités, émergence de mouvements nationalistes et laïques arabes, l'histoire de la Syrie est totalement imbriquée avec celle de l'Europe. Avec ce constat accablant : depuis les années 1940, la France s'est constamment fourvoyée dans un Orient moins compliqué qu'on ne le prétend.
La Découverte, Paris, 2017, 288 pages, 14 euros.
Vue de l'extérieur, l'Arabie saoudite ressemble à un royaume hermétique et figé dont la responsabilité dans l'expansion d'une vision de l'islam rétrograde, pour ne pas dire violente, n'est plus à démontrer. Politologue et spécialiste des monarchies de la péninsule arabique, Fatiha Dazi-Héni entend permettre de mieux connaître ce pays et de prendre conscience de son caractère hétérogène. En formulant cent questions sur l'histoire, l'économie et la société du royaume wahhabite, elle cerne les principaux enjeux et défis auxquels il fait face. Avenir de la dynastie des Saoud, liens avec les États-Unis — qui se désengagent peu à peu de la région —, rapports avec d'autres puissances régionales comme la Turquie ou Israël à l'aune de la rivalité avec l'Iran : autant de thèmes qui font prendre conscience de la fragilité de ce géant pétrolier. Sans oublier le pari que représente l'élan réformateur d'inspiration néolibérale du vice-prince héritier Mohammed Ben Salman, également ministre de la défense. Du résultat de son programme « Vision 2030 » et de son entente avec le prince héritier Mohammed Ben Nayef dépend l'avenir à court terme du pays.
Tallandier, Paris, 2017, 368 pages, 14,90 euros.