Il aura fallu le procès en « collaboration » intenté par un très inculte service culturel de la mairie de Paris pour que l'on parle à nouveau d'Henri Dutilleux (1916-2013), compositeur majeur du XXe siècle. Il manquait à ce discret génie, coincé entre Olivier Messiaen et Pierre Boulez, un ouvrage à sa mesure. Pierre Gervasoni s'y est attelé dans cette somme impressionnante. Évitant les écueils de la thèse austère comme de la surenchère de documents, cet émérite musicologue livre le roman d'une vie riche de rencontres et d'obstacles surmontés. Car, à l'instar d'interprètes français comme Régine Crespin ou Georges Prêtre, Dutilleux ne fut guère prophète en son pays. Cet Angevin imprégné de paysages flamands fut écarté du succès par la « dictature » de la musique sérielle, devenue après guerre un académisme jaloux. Adepte de la tonalité, Dutilleux séduisit l'étranger avant de revenir, sur le tard, chez lui. Il est désormais, pour la génération des Thierry Pécou, Thierry Escaich, voire du défunt Olivier Greif, un maître de référence. Celui que le grand public peut écouter sans avoir honte d'y trouver du plaisir, ce mot si grossier aux oreilles des snobs.
Actes Sud - Philharmonie de Paris, Arles-Paris, 2016, 1 760 pages, 49 euros.
Née en Allemagne au XVIIIe siècle, l'histoire de l'art a entretenu d'emblée des liens forts avec le racisme, qui commence à se structurer à la même époque, expose Éric Michaud. Alors que surgissent les mouvements d'indépendance nationale en Europe, c'est le « moment romantique », avec ce qu'il implique d'obsession des origines, qui accentue le processus. Les peuples barbares, « virils », sont valorisés selon une nouvelle lecture de l'histoire, essentialiste et organique. La culture est biologisée, et l'on voit dans les arts l'expression naturelle de l'esprit d'un peuple et d'un sol. Ce retournement historiographique va faire du Juif le nouveau barbare — ce en quoi les écrits de Richard Wagner excellent à montrer la voie. Du philosophe Friedrich Hegel à Eugène Viollet-le-Duc, d'Aloïs Riegl à Heinrich Wölfflin, Élie Faure ou René Huyghe, tous grands historiens de l'art, aucun ne semble selon l'auteur avoir échappé à l'empire délirant du « racialisme ». Une conception qui survivrait encore, indique-t-il dans un trop court épilogue, dans les classifications de l'art contemporain…
Gallimard, Paris, 2015, 320 pages, 23 euros.
Deux professeures d'histoire de l'enseignement secondaire étudient le processus de la casse systématique de l'enseignement en général et de l'histoire en particulier, baptisée « réforme » — un processus qui s'étire depuis les années 1970-1980. Secondés par l'affaiblissement de la résistance des enseignants, des parents et des élèves, tous les gouvernements français et leur majorité parlementaire ont suivi les consignes de l'Union européenne et de l'Organisation de coopération et de développement économiques. Fidèles au Livre blanc de Bruxelles de 1995, ils ont généralisé, après le Conseil européen de mars 2000, le programme de formation au plus bas niveau de « masses » vouées aux seules tâches d'exécution avec comme matières de base les « 3 I », selon le sigle italien (Internet, inglese, impresa, « Internet, anglais et entreprise ») ; ce qui minore les contenus scientifiques et la réflexion « abstraite », c'est-à-dire critique. Ce bref ouvrage est fort documenté sur cette politique et sur le bilan accablant de la liquidation d'une discipline propre à nourrir l'indocilité. Le traitement de la question du fascisme (les manuels utilisent-ils par exemple le terme de « fascisme » ou celui de « totalitarisme » ?) fait l'objet d'un examen très éclairant.
Adapt-SNES, Paris, 2016, 126 pages, 12 euros.
Cette première synthèse historique globale sur le sabotage étudie l'articulation entre la dimension ouvrière de cette méthode, adoptée par la Confédération générale du travail (CGT) en 1897, et ses applications militaires. Conçu au départ comme un travail volontairement mal fait, le sabotage acquiert avant 1914 une dimension plus radicale. Au cours de la première guerre mondiale, les manœuvres allemandes sur le continent américain afin d'entraver l'effort de guerre allié contribuent à faire basculer la figure du saboteur vers celle du traître, qui occupera une place centrale dans l'entre-deux-guerres. Mais il faut attendre le second conflit mondial (auquel plus de la moitié de l'ouvrage est consacrée) pour que cette méthode entre dans une ère nouvelle en s'industrialisant au sein du Special Operations Executive britannique. Soucieux de ne pas surestimer l'importance ni les effets du sabotage, l'auteur insiste sur le caractère souvent démesuré des attentes militantes et militaires qui y sont associées, et des peurs qu'il suscite. Le sabotage dans sa forme théorisée apparaît, pour finir, intrinsèquement lié aux réseaux et aux infrastructures constituant les bases de l'industrialisation depuis la fin du XIXe siècle.
Perrin, Paris, 2016, 496 pages, 25 euros.