Alors que les derniers civils et rebelles quittent Alep, le gouvernement belge campe depuis plusieurs semaines sur son refus d’accorder un visa humanitaire à une famille musulmane de cette ville martyre, bien qu’il a été condamné à s’exécuter par plusieurs tribunaux. Une telle inhumanité ne surprend guère lorsque l’on sait que le secrétaire d’État à l’Asile et à la migration, Theo Francken, qui refuse d’obtempérer à ces décisions de justice, est un dur de la N-VA, le parti indépendantiste de droite radicale flamande. Il a même récemment envisagé une alliance avec l’extrême-droite du Vlaams Belang, un tabou absolu jusqu’ici outre-Quiévrain.
Cette famille d’Alep, un couple et deux enfants âgés de 5 et 8 ans, a décidé de passer par la voie légale pour se réfugier en Belgique plutôt que de fuir vers un pays voisin et de s’en remettre à des passeurs avec les risques que cela comporte. Ils ont donc demandé, par l’intermédiaire d’une famille belge de Namur, la capitale wallonne, un visa afin de pouvoir obtenir l’asile une fois sur place. Ces Syriens, dont l’identité n’a pas été révélée pour d’évidentes questions de sécurité, connaissent depuis longtemps les Belges qu’ils ont rencontrées lors de séjours à Istanbul : les Namurois se sont même engagés à les héberger et ont déjà trouvé une école pour accueillir les enfants et un emploi pour le père. En dépit de ces garanties, l’Office des étrangers a refusé la demande de visa. Saisi, le « Conseil du contentieux des étrangers », une juridiction administrative spécialisée, a annulé à deux reprises la décision de l’Office pour insuffisance de motivation. À chaque fois, comme il en a l’habitude, l’Office a copié-collé la même décision. Un rien lassé, le 20 octobre, les juges ont ordonné, en se fondant sur une jurisprudence du Conseil d’État belge sur les « mesures provisoires », que des visas de trois mois soient délivrés dans les 48 heures, vu la situation à Alep. Aussitôt, Theo Francken s’est pourvu devant le Conseil d’État.
Parallèlement, les avocats de la famille syrienne ont saisi le président du tribunal de première instance de Bruxelles qui a ordonné, en procédure d’extrême urgence, la délivrance des visas et laissez-passer sous peine d’une astreinte de 4000 € par jour de retard. Une ordonnance confirmée le 7 décembre par la Cour d’appel de Bruxelles qui, sans se prononcer sur le fond, a relevé que l’arrêt du Conseil du contentieux des étrangers s’impose à l’État belge et que le recours devant le Conseil d’État n’est pas suspensif.
Néanmoins, Theo Francken, soutenu par le Premier ministre Charles Michel (libéral francophone du MR) et les autres partis de la majorité (démocrates-chrétiens flamands du CD&V et libéraux flamands du VLD), a refusé de s’exécuter. Pour lui, accorder des visas relève du pouvoir discrétionnaire de l’État et céder aux juges « créerait un précédent ». Le fait que les Syriens soient musulmans n’est peut-être pas étranger à son inflexibilité, puisqu’il a par ailleurs déjà accordé 230 visas humanitaires à des familles syriennes chrétiennes… Avec un cynisme étonnant, Theo Francken et Charles Michel ont proposé que la famille syrienne soit accueillie par le Liban (qui n’a rien proposé), un pays qui héberge déjà 1,5 million de réfugiés syriens, soit 25 % de sa population...
Son parti, la N-VA, a aussitôt lancé une campagne sur les réseaux sociaux : « les juges doivent appliquer strictement la loi et ne pas ouvrir grandes nos frontières ». Ou encore : « pas d’astreinte et pas de juges hors du temps. Pas de papier belge pour chaque demandeur d’asile dans le monde #jesoutiensTheo ». Bart de Wever, le leader du parti indépendantiste et maire d’Anvers, en a rajouté une couche en dénonçant « le gouvernement des juges » : « si un juge veut faire les lois, il doit figurer sur une liste et demander le jugement du citoyen ». Une violente campagne relayée par quelques journaux néerlandophones, comme le quotidien Het Laatste Nieuws qui, le week-end dernier, n’a pas hésité à publier la photo d’une conseillère de la cour d’appel de Bruxelles en précisant qu’elle était mariée avec un étranger… «Solution» proposé par le gouvernement fédéral: envoyer la famille au Liban qui accueille déjà, dans des conditions précaires, 1,5 millions de réfugiés (pour une population de 4,5 millions d’habitants).
Outre l’inhumanité que manifeste Bruxelles, le refus de l’État d’exécuter une décision de justice est sans précédent dans une démocratie occidentale. La réaction du monde judiciaire est à la hauteur de l’événement : ainsi, pour le premier président de la Cour de cassation, la Belgique se comporte comme un « État voyou ». « L’État de droit et la démocratie belge sont gravement menacés », a estimé, de son côté l’Association syndicale des magistrats : « Les décisions de justice exécutoires doivent être respectées non seulement par les citoyens mais aussi par les politiciens et le fait qu’ils soient élus ne les autorise pas à violer la Constitution, les traités internationaux et la loi. Les juges ne sont pas leurs partenaires, ni leurs subordonnés encore moins les auxiliaires de leur politique ».
Il faut, comme toujours dans le Royaume, chercher la logique communautaire dans cette affaire. Le fait que les juges qui ont rendu la série de décision condamnant l’État belge soient tous francophones (la justice est scindée entre francophones et néerlandophones sauf dans quelques cas) n’est pas étranger à la mobilisation des indépendantistes flamands. Ainsi, Bart De Wever s’en est pris à « cette décision d’un magistrat, un francophone membre du Conseil du contentieux des étrangers », une précision qui a son importance tout comme le fait que la famille d’accueil soit wallonne et donc francophone… Le but de la N-VA est manifestement de fragiliser un peu plus la Belgique.
Au-delà, le gouvernement belge envoie le plus mauvais signal qui soit : en refusant un visa en bonne et due forme à une famille qui remplit manifestement les critères pour obtenir l’asile, il encourage les réfugiés à entrer clandestinement en Europe, puisqu’une une fois sur place, leur demande de statut de réfugié sera obligatoirement examinée…
N.B.: article paru dans Libération du 18 décembre. Theo Francken n’a guère apprécié et s’est défendu sur Twitter (voir ma TL) en néerlandais, nonobstant le fait que je suis Français. Il a finalement accepté que je l’interviewe, mais aucune nouvelle depuis.