Il est loin le temps où Umberto Eco pouvait proclamer, sans crainte d’être détrompé, « la langue de l’Europe c’est la traduction ». Désormais, au moins dans les institutions communautaires, c’est « Speak English or die », du nom d’un album du groupe rock Stormtrooper of Death. En quelques années, l’Union a basculé vers une hégémonie anglophone, sans qu’à aucun moment il n’y ait eu le moindre débat démocratique sur cette question pourtant centrale qui touche à l’identité des peuples. Le départ du Royaume-Uni peut-il changer la donne ?
« L’État profond » européen, celui des eurocrates et autres professionnels de l’Europe, ne l’entend pas de cette oreille à la fois parce que les (mauvaises) habitudes se prennent vite, mais aussi par crainte de voir le français reprendre la place qui était la sienne avant le grand élargissement de 2004. Les Allemands, en particulier, qui savent que leur langue ne peut politiquement pas devenir la lingua franca de l’Union, sont parmi les plus farouches défenseurs de l’anglais afin de ne pas faire un cadeau aux Français…
Tout un argumentaire a donc été développé dès lendemain du référendum de 2016 pour bétonner la place de l’anglais. D’abord, les défenseurs du statu quo font valoir que l’anglais n’étant plus la langue d’un grand pays, il devient neutre… Il fallait oser, car cela revient à reconnaitre que jusque-là il ne l’était pas. Surtout, on se demande si, dans ce cas, il ne faudrait pas choisir le chinois comme langue de travail unique avant de ne pas avantager Irlandais, Maltais, Chypriotes, mais aussi les pays nordiques dont c’est la seconde langue maternelle...
Ensuite, affirment-ils, pourquoi modifier ce qui marche ? C’est confondre la cause et la conséquence : l’administration communautaire a imposé l’usage de l’anglais, ce n’est pas l’anglais qui s’est imposé tout seul. Chacun préfèrerait travailler dans sa langue ou du moins dans une langue qu’il maitrise mieux que l’anglais. Beaucoup de fonctionnaires, de députés, de ministres peinent d’ailleurs à comprendre les subtilités juridiques des textes dont ils discutent voire, de plus en plus souvent, renoncent et font confiance à quelques « sachants ». En outre, il ne faut pas se tromper : l’anglais dont il s’agit n’a pas grand-chose à voir avec la langue de Shakespeare. À Bruxelles, c’est le globish qui règne en maitre, une « langue » au vocabulaire et à la grammaire réduite devenu un nid à contresens. À tel point que les « native English speaker » ont le plus grand mal à comprendre leurs interlocuteurs étrangers sans parler des interprètes et traducteurs de l’Union qui préfèreraient que chacun parle sa langue, la seule que l’on maitrise parfaitement. Le règne de ce globish s’est d’ailleurs traduit par un appauvrissement de la pensée européenne et de la qualité des textes juridiques dont beaucoup sont tout simplement intraduisibles dans les langues nationales. On oublie trop souvent que l’Union produit des normes obligatoires pour les citoyens de 27 pays, normes qui doivent être traduites pour être introduites dans les droits nationaux : le moindre contresens, la moindre incertitude peut avoir des conséquences pour la vie des citoyens et si le texte n’est pas compris de la même façon partout, il aboutit à maintenir la fragmentation du marché intérieur.
Enfin, dernière ligne de défense, le fameux règlement communautaire 58-1, le premier texte adopté par la Communauté économique européenne fixant les langues de l’Union. Comme il ne peut être modifié qu’à l’unanimité, les défenseurs de l’anglais pensent pouvoir dormir tranquilles. Le problème est qu’aucun des 27 États membres n’a notifié l’anglais comme langue officielle : pour l’Irlande, c’est le gaélique, pour Malte, le maltais, pour Chypre, le grec… Certes, ces pays pourraient notifier l’anglais comme seconde langue, mais cela risque d’ouvrir des revendications régionales difficilement maitrisables (catalan, basque, corse, breton, etc.). Ce n’est pas un hasard si aucun pays n’a manifesté son intention de le faire.
Dès lors, continuer à utiliser l’anglais qui n’est la langue maternelle que de 7 millions de personnes sur un ensemble de 450 millions d’habitants n’a strictement plus aucun sens.Autant dire que l’usage de l’anglais comme langue unique est à terme condamné, et ce, d’autant plus qu’on n’a jamais vu une langue s’imposer sans un grand État pour la soutenir. Le retour annoncé du multilinguisme et donc de la diversité culturelle, est sans doute l’une des meilleures nouvelles qui soient : contrairement à ce que pensent les eurocrates, on ne dirige pas un ensemble de 27 pays dans une langue que seule une minorité maitrise. Cela s’appelle la démocratie.
Article paru dans L’Echo du 31 janvier 2020 (quotidien économique belge francophone)
La Commission européenne s’est finalement rendue aux arguments d’Emmanuel Macron : le processus d’élargissement tel qu’il fonctionne depuis la chute du communisme est bel et bien un échec qui a contribué à épuiser le projet européen. Mercredi, le commissaire chargé du dossier, ironiquement un Hongrois, Olivér Várhelyi, a présenté une «communication» le réformant en profondeur : un texte de huit pages qui reprend quasiment mot pour mot un non paper français daté de la mi-novembre.
Le président de la République avait sauté à pieds joints dans la mare des bons sentiments européistes en bloquant, en octobre, le lancement de négociations d’adhésion avec l’Albanie et la Macédoine du Nord. Il n’était pas seul : plusieurs pays étaient défavorables à l’ouverture des pourparlers avec Tirana, en général pour des raisons de sécurité. Mais pour Emmanuel Macron, il s’agissait avant tout d’une question de principe : d’une part, l’UE doit se réformer avant toute nouvelle adhésion, de l’autre, sa politique de voisinage ne doit pas se réduire à l’élargissement à tout prix.
Le chef de l’Etat a eu droit à son lot de reproches : il a été taxé d’égoïsme, voire de nourrir le noir dessein de vouloir précipiter les Balkans dans les bras russes et chinois… Pourtant, il ne s’agissait pas d’un niet définitif, mais simplement d’exiger un changement de logiciel pour que l’adhésion ne soit plus automatique. Ce que vient d’accepter la Commission.
Le point clé de cette réforme est de rendre le processus réversible : même lorsque la négociation, non plus sur une série de «chapitres», mais sur six «groupes thématiques» de politiques, sera terminée, elle pourra être rouverte si l’Union constate un recul ou une mauvaise application des réformes. Les négociations pourront même être suspendues dans les cas les plus graves. En contrepartie, l’Etat candidat pourra entrer progressivement dans l’Union en participant à certaines politiques et à leurs financements. Les Etats membres seront désormais associés au processus afin de contrôler la réalité des progrès accomplis. L’idée est d’éviter qu’en bout de course, les Etats membres soient obligés de ratifier un élargissement mal préparé, sauf à déclencher une crise politique.
La Commission espère que les Etats membres adopteront sa proposition avant le sommet Union européenne-Balkans occidentaux, les 6 et 7 mai à Zagreb, afin de pouvoir lancer dans la foulée les négociations avec Tirana et Skopje, ce qui ne devrait pas poser de problème, Paris ayant montré sa détermination de ne pas s’en laisser conter. Mais tout n’est pas encore gagné pour l’Albanie et la Macédoine du Nord, puisque Paris exige aussi avant tout futur élargissement une réforme de l’Union. Et cela est une autre paire de manches, vu l’absence de toute appétence politique de ses partenaires dans ce domaine.
Photo: Robert Atanasovski. AFP