La libre circulation au sein de l’Union européenne est l’une des victimes collatérales de la lutte contre la pandémie de coronavirus. Aujourd’hui, voyager dans l’Union est un exercice à haut risque, des pays entiers pouvant être d’une minute à l’autre classés «rouges» ou «orange» par un Etat ou un autre, sans que les zones ou les mesures sanitaires (test, quarantaine) imposées au voyageur impénitent soient les mêmes d’un pays à l’autre… Pour essayer de mettre un peu d’ordre dans l’immense foutoir qu’est devenue l’Union, les vingt-sept Etats membres ont adopté ce mardi 13 octobre une «recommandation» proposée par la Commission le 4 septembre dernier. Un premier pas timide, puisque ce texte n’est pas obligatoire et laisse une large marge de manœuvre aux Etats.
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Après la fermeture désordonnée des frontières intérieures au début du mois de mars, lorsque la pandémie a atteint l’Europe, l’Union, sous l’impulsion de la France qui s’est la première inquiétée de cette fragmentation accélérée du marché intérieur qui menaçait d’embolie les économies européennes, a multiplié les efforts pour convaincre ses Etats membres de revenir au statu quo ante, un virus n’ayant jamais été arrêté par une frontière. Il s’agissait aussi de sauver le secteur touristique vital pour les pays du Sud ainsi que les transports aériens et ferroviaires. Début juillet, non sans mal, la situation était à peu près revenue à la normale.
Politique de gribouille
Mais c’était compter sans la Belgique qui s’est mise, début août, sous l’influence de son puissant comité scientifique, à exiger de tous les voyageurs un «formulaire de localisation» avant de déclarer unilatéralement et sans aucun préavis «zones rouges» des régions, voire des pays entiers, ce qui impliquait une interdiction de voyage, et pour ceux qui revenaient de ces zones, une quatorzaine obligatoire. Ainsi, Paris a découvert le jeudi 27 août à 18 heures que la France avait basculé en zone rouge, ce qui a stoppé net le trafic du Thalys…
Le résultat de cet unilatéralisme belge ne s’est pas fait attendre : plusieurs pays ont pris des mesures de rétorsion, surtout lorsqu’ils ont découvert que la situation épidémiologique du royaume n’était pas exactement un modèle. Pire : chacun s’est mis à imiter la Belgique en interdisant des voyages dans tel ou tel pays ou région, sans aucun souci de cohérence, et/ou à exiger tests et/ou quatorzaines. Comme le note la recommandation adoptée aujourd’hui par les Vingt-Sept, «les mesures prises unilatéralement […] mettent les entreprises et les citoyens face à un large éventail de mesures divergentes qui évoluent rapidement». En septembre, seuls trois pays avaient maintenu leurs frontières intérieures totalement ouvertes : la France, le Portugal et la Suède. L’effet sur le tourisme et les transports de cette politique de gribouille a été immédiat, puisqu’il est quasiment impossible de savoir si l’on pourra ou non voyager et à quelles conditions : la saison touristique a été logiquement catastrophique et le secteur aérien, déjà sinistré, n’a pu se refaire une santé.
Commission inerte
La Commission, elle, est restée totalement inerte, se contentant le 8 août de demander des «explications» à la Belgique, alors même que la libre circulation, l’un des piliers de l’Union, était réduite en lambeau. Encore une fois, elle s’est retranchée derrière son absence de compétence, la protection de la santé publique relevant des seuls Etats. Il a fallu que fin août, Paris annonce une initiative commune avec Berlin, qui exerce la présidence semestrielle tournante de l’Union, pour que la Commission se réveille et propose une «recommandation», celle-là même qui a été adoptée en un temps record par les Vingt-Sept.
Le but de ce texte est d’harmoniser les critères sanitaires afin de définir une carte unique des zones à risques. Chaque Etat devra donc transmettre toutes les semaines au Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC en anglais) les taux cumulés de cas de Covid-19 sur quatorze jours, les taux de positivité aux tests et le nombre de tests de dépistage effectués. Sur cette base, l’ECDC publiera une carte comprenant trois couleurs : vert (taux cumulé de cas de coronavirus avérés inférieur à 25 pour 100 000 habitants et taux de positivité inférieur ou égal à 4%), orange (respectivement 50 et supérieur à 4% ou inférieur à 150, mais taux de positivité inférieur à 4%), rouge (respectivement supérieur à 50 et taux supérieur ou égal à 4%, ou simplement taux cumulé de cas de Covid-19 supérieur à 150). Les Etats pourront ajouter d’autres critères : hospitalisations, réanimations et décès.
Vert, orange, rouge
A partir de là, les pays pourront décider, après en avoir averti la Commission et les autres Etats membres au moins quarante-huit heures à l’avance, que les voyageurs provenant de zone orange ou rouge devront se soumettre à une quarantaine, un confinement et/ou à un test de dépistage (la carte de l’ECDC est ici). Seules exceptions : ceux qui exercent des «fonctions essentielles», des étudiants aux journalistes en passant par les frontaliers, les diplomates, les salariés du secteur des transports, etc. Enfin, les Etats devront informer le public des nouvelles mesures au moins vingt-quatre heures à l’avance alors que la Commission avait proposé cinq jours pour permettre de se retourner.
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Clément Beaune, le secrétaire d’Etat aux Affaires européennes, estime que «cet accord permet d’éviter les fermetures de frontières et privilégie les mesures de contrôle sanitaire les moins pénalisantes, comme les tests». Ce n’est pas l’avis des transporteurs aériens (Airlines for Europe et Iata) et des aéroports (ACI Europe) qui, dans un communiqué, accusent l’Union de mettre en danger des millions d’emplois puisque en pratique, les voyages resteront toujours aussi risqués : d’une part, la quarantaine, qui pourra être imposée en lieu et place d’un test négatif, revient, de fait, à maintenir fermées les frontières (qui prendra le risque de passer quatorze jours enfermé à l’aller et éventuellement quatorze jours au retour pour un séjour de deux jours ?). D’autre part, l’incertitude juridique demeure trop forte puisqu’un pays pourra décider d’une quarantaine seulement vingt-quatre heures avant un voyage…
N.B.: article publié sur le site de Libé le 13 octobre
Le Parlement européen n’est donc pas retourné siéger à Strasbourg lors de sa seconde session plénière d’octobre (du 19 au 22) après sept mois d’absence, en dépit des pressions françaises. Mais continuer à boycotter la capitale alsacienne à cause de la situation épidémique sur place devient difficile à justifier dès lors que les indicateurs s’améliorent alors que Bruxelles est en zone d’alerte maximale. Un porte-parole du social-démocrate italien David Sassoli, président du Parlement, l’a reconnu la semaine dernière : «Nous sommes prêts à aller à Strasbourg», car «la situation [sanitaire] est bonne». Les anti-Strasbourg ont donc dû mettre les formes: la session sera en grande partie «virtuelle», seuls quelques eurodéputés étant autorisés à siéger dans l’hémicycle. Le politiquement sanitaire est sauf.
Bruxelles, zone rouge
Certes, le Parlement européen a été la première institution à prendre au sérieux la pandémie de coronavirus en décidant, dès février, de généraliser le travail à distance et de ne plus se rendre à Strasbourg, son siège officiel, alors que les traités européens prévoient que douze sessions par an doivent s’y tenir (le reste du temps, le Parlement est à Bruxelles). L’argument sanitaire était fondé, puisque déplacer près de 2 500 personnes une fois par mois est dangereux en soi. Mais il a rencontré la volonté maintes fois affirmée par les quatre cinquièmes des eurodéputés de disposer d’un siège unique à Bruxelles. Sauf que depuis février, le virus s’est largement propagé dans l’Union, ce qui a affaibli l’argument sanitaire d’autant que, depuis septembre, les sessions physiques ont repris...à Bruxelles, les anti-Strasbourg invoquant la situation sanitaire en Alsace.
Les pro-Bruxelles ont aussi pu compter sur le soutien (involontaire ?) des autorités belges. Durant l’été, elles ont en effet placé petit à petit toute la France en zone rouge, ce qui impliquait pour ceux qui s’y rendaient de respecter à leur retour une quatorzaine en isolement… Un argument en or pour maintenir les sessions plénières à Bruxelles. Mais, il y a trois semaines , la Belgique a réduit la quarantaine à sept jours et elle est devenue seulement «recommandée». Surtout, la dégradation de la situation sanitaire dans le royaume s’est considérablement dégradée.
Prétextes politiques
Emmanuel Macron a donc décidé de sortir du bois le 23 septembre dans une lettre particulièrement ferme envoyée à David Sassoli et dont le contenu a été révélé par les Dernières nouvelles d’Alsace : «La situation [sanitaire] est certes difficile, mais elle l’est tout autant à Bruxelles qu’à Strasbourg», souligne-t-il. Le locataire de l’Elysée affirme sa détermination à ne pas laisser «des prétextes politiques récupérer la crainte que soulève la pandémie pour mettre en cause ce symbole de l’unité retrouvée» qu’est Strasbourg. Le chef de l’Etat estime même nécessaire de «définir des mécanismes de compensation, qui pourraient par exemple prendre la forme d‘un rallongement des sessions dans les prochains mois», celle-ci ayant été raccourcie d’un jour il y a plusieurs années et remplacées par des «mini-sessions» de deux jours à Bruxelles. Les travaux de la future conférence sur l’avenir de l’Europe pourraient aussi s’y tenir.
Si retour il y a un jour, le virus n’étant pas près de disparaitre, ce sera sous une forme allégée : les députés ne seront accompagnés que par un seul assistant parlementaire et la grande majorité des fonctionnaires continueront à télétravailler de chez eux comme ils le font depuis sept mois. Les pro-Strasbourg notent, eux, que le Parlement a fait la démonstration qu’il pouvait travailler à distance avec les autres institutions et que le siège de Bruxelles n’était au fond pas nécessaire: pourquoi ne pas transférer l’ensemble du Parlement dans la capitale alsacienne?
Photo Sébastien Bozon. AFP
In the context of the exponential growth of the coronavirus disease (COVID-19), the President of the European Parliament has announced a number of measures to contain the spread of the epidemic and to safeguard Parliament's core activities.
On 2 July 2020, the Conference of Presidents updated the EP's calendar of activities.
Core activities are reduced, but maintained to ensure that the institution's legislative, budgetary, scrutiny functions together with urgent matters in the field of human rights and democracy, are continued.
The next meeting of the Subcommittee on Human Rights is scheduled to take place on 28 October 2020, from 09:00 - 11:00, from 11:30 - 12:30 and from 16:45 - 18:45. (via videoconference).
Le vice-président de la Commission, Valdis Dombrovskis, lors d’une vidéoconférence, jeudi. Photo François Lenoir. AFP
Pour l’Union européenne, le déconfinement du mois de mai ne s’est pas traduit par un retour à la normale, loin de là : au sein des institutions, le télétravail reste la norme. «Or, négocier un texte par téléconférence, chacun seul dans une pièce accompagné par on ne sait qui, c’est impossible, explique un diplomate français. Dans une salle de réunion, on sait qui est là, il y a un langage corporel qui permet de deviner les intentions, des pauses pendant lesquelles on discute en bilatérale ou à quelques-uns et c’est comme ça qu’on bâtit un compromis. C’est pour cela qu’il a fallu réunir physiquement les chefs d’Etat et de gouvernement en juillet dernier pour adopter le fonds de relance de 750 milliards d’euros et le budget européen.»
«Pompiers de Tchernobyl»
Certes, l’activité est plus intense que lors du confinement. A l’époque, la Commission et le Parlement européen se sont littéralement arrêtés tout comme les groupes de travail réunissant les experts nationaux et les réunions des ministres et des chefs d’Etat et de gouvernement ont eu lieu par visioconférence seulement. Seuls les représentants permanents (RP, ambassadeurs) ont continué à se réunir physiquement après une longue discussion. «On avait l’impression d’être les pompiers de Tchernobyl. Mais si on ne l’avait pas fait, l’Union aurait été paralysée : il fallait une instance qui continue à mouliner les textes», raconte un diplomate européen. Le système de filtrage de l’air a été modifié (l’air provient de l’extérieur désormais), les portes restent ouvertes, le nombre de personnes a été limité aux 27 RP séparés par une distance de 1,5 m. Et personne n’a contracté le Covid-19.
Depuis le déconfinement, les ambassadeurs peuvent être à nouveau accompagnés d’un expert et les Conseils européens et les Conseils des ministres se réunissent physiquement au cas par cas, si le sujet implique une négociation délicate. «On arbitre entre nécessité et précaution», explique un diplomate, «car il n’y a pas que la réunion, mais aussi le déplacement pas toujours simple à organiser».
«La machine s’épuise»
A la Commission, le collège des commissaires se réunit aussi à nouveau et au Parlement, les députés européens sont de plus en plus nombreux à revenir au travail. Ainsi, lors de la session plénière de septembre, 430 députés sur 705 étaient là. «Tous les rapporteurs et les présidents de commission sont là depuis l’été et les commissions les plus importantes se réunissent physiquement», explique une fonctionnaire. «Le Parlement, c’est une agora, il faut que les gens se rencontrent physiquement, qu’ils discutent à la cafétéria ou au restaurant. C’est d’autant plus nécessaire que 60% des députés sont nouveaux et que les équilibres politiques ont été bouleversés», analyse un diplomate. «Mais ça marche en dépit des difficultés comme le montre notre travail», se félicite un porte-parole du Parlement.
Au niveau des fonctionnaires, la norme reste le télétravail à 80% et «on sent que la machine s’épuise : le télétravail, c’est bien pour des équipes qui se connaissent et qui bossent sur un sujet qu’elles maîtrisent. Dès lors que ces deux conditions ne sont pas remplies, la mécanique grippe», reconnaît un fonctionnaire. «Plus le temps va passer, plus ça va devenir difficile», pronostique un diplomate.
N.B.: article paru le 28 septembre
C’est une décision étonnante pour la première institution communautaire créée après le Brexit : le Parquet européen, qui va entrer en fonction en novembre, vient de décider de travailler uniquement en anglais. Ou plutôt en globish, cette version abâtardie de l’anglais, d’autant plus que le seul pays anglophone de l’Union, l’Irlande, ne participe pas à cette «coopération renforcée» entre 22 Etats membres (le Danemark, la Pologne, la Hongrie et la Suède restent aussi en dehors, ce dernier pays venant d’annoncer qu’elle allait y participer). «C’est vraiment un coup dur, d’autant que la procureure européenne, l’ancienne procureure générale de Roumanie Laura Codruta Kövesi, a été nommée en octobre 2019 avec l’appui de la France (1)», commente amer un diplomate français.
«Lunaire»
Cette décision a été votée par une très large majorité du collège des 22 procureurs européens, un par Etat participant, qui assistent la procureure en chef. «A vrai dire, il était clair, sauf dans l’esprit des Français, qu’il fallait une langue unique pour travailler efficacement, explique un eurocrate. Et l’anglais est toujours l’une des langues de l’Union selon le règlement 1-58.» «Cela paraît lunaire alors qu’il n’y a aucun parquetier qui soit un «native english speaker», mais il faut comprendre que ce sont des gens de terrain et non des diplomates. Il est donc rare qu’ils parlent autre chose comme langue étrangère que l’anglais», souligne un diplomate européen.
Déjà, la Commission, dans son projet de règlement sur le parquet européen (qui a été adopté le 12 octobre 2017), a tenté d’imposer l’anglais comme langue de travail : mais la France a réussi à faire supprimer cette précision en invoquant l’indépendance du parquet européen en matière de régime linguistique. «Ça se retourne contre le français, et on n’a aucun moyen d’attaquer cette décision devant la Cour de justice», regrette un diplomate français.
Langue de travail
Mais attention : il s’agit seulement de la langue de travail interne à l’institution. Dans les rapports entretenus avec la Cour de justice de l’Union, dont la langue de travail est le français, la langue de Molière retrouve toute sa place au côté de l’anglais. De même, entre le Parquet européen et les «procureurs européens délégués» siégeant dans les 22 Etats participants (et désignés par eux) qui sont ceux qui mèneront sur le terrain les enquêtes ouvertes par Luxembourg – siège du Parquet européen – et procéderont aux poursuites pénales, les rapports se feront dans la langue nationale. Les pièces de procédure devront être traduites, ce qui est bien la moindre des choses.
Reste qu’une langue n’est pas seulement un instrument de communication. Elle véhicule des concepts juridiques que l’on ne retrouve pas dans l’ensemble des droits nationaux : c’est particulièrement vrai de l’anglais, les droits continentaux étant très différents du droit anglo-saxon. Or, avec le Parquet européen, on entre dans le domaine pénal qui affecte les libertés individuelles, même si ses compétences sont pour l’instant limitées à quelques infractions spécifiques liées à la lutte contre la fraude aux intérêts financiers de l’Union.
Mais la volonté de la Commission et du Parlement européen est d’étendre à terme ses compétences à l’ensemble de la criminalité transfrontalière : va-t-on décalquer le droit britannique pour obtenir la précision nécessaire dès lors que tout se fera en anglais ? L’influence britannique par-delà le Brexit, un délice pour les Brexiters.
(1) Pour un mandat de sept ans non renouvelable.
Photo : LCV/Shutterstock.com
Est-il possible de débattre, en France, de la gestion de la crise du coronavirus ? Une question a priori incongrue dans une démocratie qui se définit non seulement par des élections régulières, mais par un débat permanent entre citoyens et partis sur les politiques publiques et les choix politiques qui les sous-tendent.
Elle est pourtant légitime puisque, depuis le confinement décidé en mars dernier, toute interrogation sur la politique gouvernementale et ses effets en matière de libertés publiques, économique et sociale suscite des réactions extrêmement violentes : questionner la politique sanitaire gouvernementale serait la marque, au mieux, d’un esprit eugéniste souhaitant la mort des vieux et des faibles, au pire d’un esprit malade et/ou complotiste. Il n’y a plus de place pour la nuance : soit on soutient totalement le gouvernement et les scientifiques qui le conseillent, soit on est bon à enfermer. J’avais déjà noté cette inquiétante dérive en avril dernier à propos de l’État d’urgence sanitaire et du confinement à la chinoise décidé par toute une série de gouvernements démocratique à travers le monde. Six mois plus tard, rien n’a changé, la peur semblant avoir submergé l’espace de débat démocratique qui est pourtant la condition de toute démocratie libérale.
Peur primale
Le débat sur la gestion de la pandémie est rendu d’autant plus difficile qu’il fait intervenir la peur primale de mourir ou de voir ses proches mourir à cause d’un virus dont on ignore encore beaucoup et que certains ont annoncé presqu’aussi mortel que la grippe espagnole. Si chacun se sent légitime de débattre de la politique économique, de la politique pénale, de la réforme des institutions, de la construction communautaire, de la réforme du droit des contrats, du changement climatique, de l’agriculture, même sans aucune formation, l’enjeu à court terme n’est pas le même : une mauvaise politique économique peut conduire à un chômage de masse, mais le risque est lointain. En clair, une maladie transmissible dont le taux de mortalité n’est pas connu, c’est un danger immédiat, l’effondrement économique et social, le chômage, la misère, la faim, les maladies induites, c’est un risque jugé lointain et évitable. Dès lors, la tendance est forte d’opposer la santé à l’économie alors que l’une ne va pas sans l’autre : il est rare que les habitants d’un pays pauvres bénéficient d’un système de santé performant… Mais introduire de la rationalité en pleine peur primale est une tâche impossible.
C’est là qu’intervient la médecine, le saint Graal qui va nous sauver du virus. Le problème est qu’il ne s’agit pas d’une science exacte, même si les médecins qui squattent les médias cherchent à donner l’impression inverse. Les arguments d’autorité pleuvent : ils savent, eux, et tous ceux qui ne sont pas médecins devraient se taire. Si d’aventure certains scientifiques ne pensent pas comme eux, ce sont des fous, des incompétents ou des criminels voire les trois à la fois. Le docteur Gilles Pialoux en clamant le 17 août que « nier la reprise de l’épidémie, c’est du négationnisme » met ainsi sur le même plan la négation du génocide des juifs par des fanatiques néo-nazis, un fait historique prouvé, et l’analyse que l’on peut faire de l’évolution à venir de la pandémie, un débat scientifique sur lequel il n’y a pas consensus. Il vise ainsi à interdire brutalement tout débat, en le frappant d’illégitimité. Et peu importe que ces médecins se soient souvent trompés depuis l’apparition du virus : rappelons qu’au départ beaucoup jugeaient qu’il s’agissait d’une simple grippe alors que d’autres annonçaient l’apocalypse, qu’une majorité d’entre eux affirmaient que le masque ne servait à rien sans même parler des désaccords profonds et persistants sur les modes de transmission ou les raisons pour lesquelles la maladie est plus dangereuse pour telle ou telle catégorie de la population. Qu’un médecin tâtonne et se trompe, c’est normal, l’histoire médicale est pleine de consensus qui ont depuis volé en éclat (rappelons-nous Ignace Semmelweiss mort pauvre, fous, chassé de l’université qui ne croyait pas à sa découverte, la prophylaxie), mais un minimum de modestie et de prudence devrait présider à leurs prises de paroles.
L’expertise n’est pas le politique
On oublie que, souvent, ceux qui s’expriment ne sont ni épidémiologistes ni virologues, que certains ont des conflits d’intérêts, car rémunérés par des laboratoires pharmaceutiques, que d’autres ont un agenda politique, que les querelles de chapelles sont aussi féroces que leur égo est démesuré, bref que ce sont des hommes (et quelques rares femmes) faillibles. Mais quand on panique face à l’inconnu ou à l’inattendu, la tendance humaine est de s’en remettre à ceux qui sont censés savoir et donc nous protéger : prêtres, militaires, médecins. Et c’est bien ce qu’a fait le pouvoir politique qui s’en est remis à un « Conseil scientifique », paniqué à l’idée de devoir répondre pénalement de ses fautes, le principe de précaution étant inscrit dans la Constitution.
Entendons-nous bien : je ne remets pas en cause la nécessité d’avoir recours à l’expertise. Mais ce n’est pas aux experts de dicter la politique à mener, c’est au pouvoir légitime. C’est à lui de peser les coûts et les inconvénients d’une décision. Toute activité humaine présente des dangers, des transports au tabac, en passant par le nucléaire, les industries, etc., et, surtout, l’État de droit impose des limites à l’action gouvernementale, celle-ci devant être proportionnelle au but recherché. Lorsque Jean-François Delfraissy, le président du Conseil scientifique, se répand dans la presse le 9 septembre en affirmant que le gouvernement « va être obligé de prendre un certain nombre de décisions difficiles dans les huit à dix jours maximum », il sort de son rôle d’expert. Tout comme le docteur Gilles Pialoux qui réclame, dans le Parisien du 6 octobre, que la police puisse perquisitionner les domiciles privés sans mandat pour vérifier que l’on ne reçoit personne (ce qui n’est pas (encore) interdit en France) : quelle est sa compétence pour juger que les libertés publiques ne sont pas un sujet ? Le docteur Axel Kahn, le 6 octobre sur France Culture, a même été jusqu’à se montrer admiratif de l’efficacité du modèle chinois. Pour lui, « face à une pandémie, c’est un inconvénient d’être dans une démocratie et encore plus dans une démocratie contestataire ». Imaginons un instant un militaire tenir ces propos en temps de guerre…
Cancel culture
Une partie des médias, et c’est sans doute le plus terrible, ne joue pas son rôle démocratique, bien au contraire. Certains se comportent comme les chiens de garde du pouvoir délégitimant tous ceux qui n’épousent pas le discours officiel. Ainsi, Le Monde a publié, le 25 août, un article consacré aux « antimasques » qui est un modèle de la « cancel culture » à l’américaine : pour le journal, ceux qui critiquent le port du masque en toute circonstance et ceux qui critiquent uniquement son port en extérieur sont mis dans le même sac - les antivaccins sont ajoutés pour faire bonne mesure - et assimilés à des « complotistes » et des « conspirationnistes ». Le fait que le gouvernement français et de nombreux scientifiques ont nié durant plusieurs mois que le masque était utile même en intérieur pour des personnes bien portantes n’est même pas cité tout comme le fait qu’aucune étude scientifique ne montre qu’il y a un risque de contamination en extérieur en dehors de quelques endroits très spécifiques (comme les marchés). Au moment où l’article est paru, il n’était même pas obligatoire en entreprise…
Depuis, le vocabulaire médiatique s’est encore affiné : on parle désormais de « rassuristes » par opposition aux « alarmistes ». Mais attention, l’alarmisme, comme dans cet article du site de France Info, c’est la vérité, c’est la normalité, celle que l’on n’interroge pas. Le sujet, c’est cette étrange secte de « rassuristes » dans laquelle on mélange joyeusement des complotistes allumés, des antivaccins, des gilets jaunes et de dignes professeurs qui ne partagent pas le consensus ou des personnalités qui critiquent la politique de gribouille du gouvernement.
Mentalement dérangé
Pour France Info, mais elle n’est pas la seule, ceux qui ne communient pas dans l’unité nationale forment un bloc animé par une « défiance » compulsive à l’égard de l’autorité : en clair, ce n’est pas la raison qui préside aux critiques de l’action gouvernementale, raison réservée par principe aux « alarmistes », c’est une pulsion qui, comme toute pulsion, relève du champ psychiatrique. Comme dans « 1984 » d’Orwell, ceux qui ne croient pas à la vérité du jour, qui était le mensonge d’hier, sont des déviants mentalement dérangés que l’on doit écarter de la vie publique.
Qu’il faille des mesures sanitaires, notamment les gestes barrières, est une évidence: il n’est pas question de laisser mourir quiconque de façon délibérée. Et lorsque le gouvernement décide d’une mesure, chacun doit s’y plier. Mais cela ne doit en aucun cas empêcher de questionner ces décisions et leur pertinence. Par exemple, fallait-il confiner un pays entier alors que la première vague n’a touché que le grand Est et la région parisienne ? Le confinement général, qui visait à éviter un engorgement des hôpitaux, ne risquait-il pas de faire croire à la population qu’il s’agissait de faire disparaitre le virus (citons encore le docteur Kahn : « L’arme absolue contre le virus, le confinement, le confinement complet, total, prolongé ») ? Le coût d’un confinement brutal ne risquait-il pas de faire des dégâts bien plus grands qu’une lutte fine contre le virus (gestes barrières, tests, traçages, confinements ciblés) ? Ces dégâts économiques et sociaux qui auront un effet sur la santé des Français à moyen et long terme, la bonne santé économique allant de pair avec la bonne santé tout court, ont-ils été justement pesés ? Pourquoi ne pas protéger les groupes à risques qui sont parfaitement identifiés depuis mars et laisser le reste de la population vivre normalement en respectant les gestes barrières, exactement comme en Suède ? Fallait-il suspendre l’ensemble des libertés publiques au risque de ne jamais les recouvrer comme le montre l’interdiction prolongée des manifestations ? Fallait-il reconduire l’État d’urgence sanitaire jusqu’à bientôt l’inscrire dans le droit commun ? Pourquoi avoir fermé les petits commerces qui pouvaient limiter le nombre de clients et pas les supermarchés ? Pourquoi l’administration a-t-elle souvent rajouté une couche d’interdits absurdes aux recommandations déjà contestables des scientifiques comme l’interdiction de transporter des instruments de musique dans le Morbihan ?
Lire par ailleurs l’interview de l’économiste Rober Boyer sur les conséquences économique du confinement
La fin des démocraties libérales?
Dans le même ordre d’idée, quel était le sens de l’autorisation de sortir que l’on s’accordait à soi-même ? Pourquoi imposer le port du masque en extérieur alors qu’aucun médecin ne le demande tout en maintenant ouverts les restaurants et les bars, le port du masque ne redevenant obligatoire que si l’on se lève ? Pourquoi imposer le masque aux enfants à partir de 11 ans ? Pourquoi pas 10 ou 12 ans ? Un enfant en retard d’une classe sera-t-il le seul à être masqué dans sa classe ? Pourquoi avoir maintenu ouvertes les cantines scolaires ? Pourquoi imposer le port du masque en voiture dès lors qu’on est seul comme à Nice ? Ou à moto sous un casque intégral comme à Paris avant que le préfet ne change d’avis ? Pourquoi avoir fermé les salles de sports où presqu’aucun cas de contamination n’a été signalé ? Pourquoi limiter l’ampleur des rassemblements sans tenir compte de la capacité des salles ? Pourquoi fermer les restaurants à Marseille et pas à Paris (avant de les rouvrir à Marseille) ? Pourquoi une politique de dépistage aussi incohérente au lieu de concentrer les tests sur les foyers identifiés ? Pourquoi avoir changé au moins cinq fois d’indicateurs pour juger des risques épidémiques sans jamais l’expliquer ? Peut-on vivre durablement dans une société où la sécurité juridique n’existe plus, le gouvernement ou les préfets pouvant interdire toute activité ou fermer et ouvrir à leur guise tout type d’établissement ? Pourquoi nos voisins nordiques n’ont-ils pas adopté toutes ces mesures ? Le virus se comporte-t-il différemment selon les pays ? Etc., etc.
Il est proprement sidérant qu’aucune de ces questions n’aient été traitées dans l’espace public. Finalement, il a fallu que certaines régions, lassées de se voir imposé par Paris des mesures jugées injustifiées, se révoltent pour que le débat commence à naitre. Mais il reste prudent tellement la peur est grande de se faire accuser de vouloir la mort de ses compatriotes... À ma connaissance, l’exercice de ses droits démocratiques, en particulier celui de demander au gouvernement et aux experts sur lesquels il s’appuie de justifier et d’expliquer leurs décisions, n’a jamais tué personne. On peut vraiment s’interroger sur la fatigue démocratique des citoyens qui semblent se résigner à la disparition des démocraties libérales que les États jugent désormais inadaptées à la gestion des crises.
Dessin de Nicolas Vadot