Qu'ils s'abstiennent ou se rendent aux urnes, les Français disposeront bientôt d'un nouveau président et d'un nouveau Parlement. Les affaires des uns, les renoncements des autres n'ont pas encore eu raison des deux courants dominants qui se succèdent au pouvoir depuis soixante ans. Mais ce bipartisme vacille. Rien ne dit en effet que la société française, minée par le chômage et les inégalités, acceptera indéfiniment de se soumettre aux dogmes néolibéraux de l'Union européenne. Pour le moment, la situation géopolitique, rendue plus incertaine par la nouvelle administration américaine, semble favoriser presque partout les formations politiques conservatrices, voire nationalistes. La colère populaire, qui n'a pas de représentation politique ou médiatique, pourrait-elle se tourner demain vers les partisans de l'émancipation sociale ? Les idées, en tout cas, ne manquent pas. Sélection d'archives.
Quand je lui demande pourquoi il emploie continuellement des mots anglais, même ceux qui ont un équivalent français, mon neveu me répond que « l'anglais, c'est plus style ». Et, lorsqu'un résultat lui donne satisfaction, il s'écrie « Yes ! », les poings serrés, plutôt que « Oui ! » ou « Je suis content ! ».
J'y repensais l'autre jour, en voiture, alors que passait un programme de Fun Radio. Sur un ton enjoué, l'animateur enjoignait à ses auditeurs adolescents de raconter leur life — concept visiblement plus style que celui de « vie ». Après chaque chanson, une publicité les invitait à découvrir un nouveau dance floor. Tous employaient l'anglais comme une langue sacrée dont, bizarrement, les Anglo-Américains ne peuvent comprendre le sens caché, puisque, pour eux, life ne signifie que « vie » et dance floor que « piste de danse ». Ainsi apparaissait une distinction entre ceux qui parlent anglais pour se faire comprendre et ceux qui le parlent pour signifier autre chose.
Mon neveu ne déteste pas l'idée de la France. Il croit à la singularité de son pays en certains domaines ; il adore même la gouaille de Michel Audiard dans Les Tontons flingueurs… ce qui ne l'empêche pas de parler un français plein de mots anglais et de connaître les moindres célébrités hollywoodiennes dont les noms tournent en boucle sur le Réseau. Plus précisément, comme j'ai fini par le comprendre, le mot style, dans sa bouche, signifie « branché », « dans le coup », « d'aujourd'hui ». L'anglais n'est pas une langue, mais un marqueur de mouvement, d'avenir, qui ajoute à n'importe quel concept un caractère de modernité. C'est pourquoi une life paraît plus fraîche et aventureuse qu'une vie banale.
Le 26 mars 2014, M. Barack Obama s'est rendu à Bruxelles pour donner ses recommandations. Avant de participer à une réunion de l'OTAN, il a rencontré les responsables de l'Union européenne et prêché une vigilance renforcée en Syrie, tout en appelant à une grande fermeté face à la Russie de M. Vladimir Poutine. Il est également revenu sur le traité de libre-échange transatlantique cher à Washington comme aux responsables de la Commission. Sur les photos de ce sommet en bras de chemise, les responsables européens, serrés autour du séduisant président américain, ressemblent à des chefs de service autour du patron, flattés qu'il leur parle d'égal à égal. Évidemment ils étaient d'accord sur tout, les buts, les méthodes. Naturellement la rencontre s'est déroulée en anglais. Contrairement à ses lointains prédécesseurs, comme John F. Kennedy, le président américain n'a plus même à envisager l'hypothèse d'un discours en allemand ou d'une conversation en français avec les administrateurs des provinces éloignées.
Rien, en tout cas, dans cet échange politique ne ressemblait à un sommet entre États souverains. Plutôt s'agissait-il d'une réunion de bureau entre partenaires unis par une même vision du monde et des objectifs communs. Bien qu'aucune alliance militaire n'associe l'Union européenne aux États-Unis, les chefs d'État du Vieux Continent semblaient prêts à confondre leurs intérêts avec ceux de l'OTAN. Cette unité de vues s'imposait par consensus. Après avoir importé d'Amérique leurs conceptions économiques, leurs règles d'hygiène et de sécurité, leurs objectifs de dérégulation et de privatisation, leur sigle monétaire barré de deux traits et désormais leur langue commune, ils se ralliaient sans hésiter à une même ligne diplomatique et militaire substituée au vaseux projet d'Europe de la défense.
En quelques années, un supposé pragmatisme a balayé le plurilinguisme de l'Union au profit de l'anglais obligatoire. Dans la société tout entière, cette mutation amorcée depuis le milieu du XXe siècle connaît une phénoménale accélération sous l'influence d'Internet. Google, Facebook, Yahoo, Twitter et tant d'autres moyens de communication nés aux États-Unis restent modelés par les schémas de leur pays d'origine. Non seulement le Net nous confronte à l'emploi quotidien d'un anglais minimal, mais il nous incite à penser américain. Un simple coup d'œil sur la page de Google News, dans son édition française, est édifiant. Au cours de l'été, je me suis amusé à noter, jour après jour, ces informations capitales en ouverture de la rubrique « culture ». 16 août : « Michelle Obama : sa playlist hip-hop pour être en meilleure santé ». 17 août : « Décès de l'actrice Lisa Robin Kelly ». 18 août : « Un duo posthume entre Justin Bieber et Michael Jackson… » Entre les starlettes des séries TV et le dernier biopic consacré à Steve Jobs, il fallait chercher loin dans les profondeurs du classement un écho des festivals de théâtre ou de musique, nombreux en France à cette saison. Les responsables de Google rétorqueront, à juste titre, que leurs actualités sont prélevées dans les médias français. Encore faut-il savoir pourquoi l'influence de Stars Actu ou de Gala conduit à braquer continuellement nos regards sur Beverly Hills. Ainsi se généralise une vision du monde à deux vitesses : une culture internationale principalement importée des États-Unis et une actualité locale qui réduit chaque pays au rang de province.
Quelques semaines avant les dernières élections du Parlement européen, la chaîne Euronews (société française, comme ne l'indique pas son nom) organisait un débat entre les chefs de file des principaux groupes politiques de l'Union (28 avril 2014). Les quatre candidats étaient de nationalité belge (M. Guy Verhofstadt), luxembourgeoise (M. Jean-Claude Juncker) et allemande (M. Martin Schulz, Mme Ska Keller). Tous parlent impeccablement l'allemand et trois sur quatre le français — les deux premières langues maternelles de l'Europe (90 millions de germanophones, 70 millions de francophones), mais aussi celles des pays fondateurs du Marché commun, désignées depuis l'origine comme « langues de travail ». Pourtant, ce débat européen allait se dérouler entièrement en anglais sous la houlette d'un journaliste américain et d'une journaliste britannique, Chris Burns et Isabelle Kumar.
Aucune protestation, aucun étonnement ne s'exprima dans la presse ni dans la classe politique. Tout juste les téléspectateurs purent-ils remarquer que les deux intervieweurs jouaient un peu le rôle de maîtres d'école dominant le langage et ses nuances. Au contraire, les quatre participants à cet EU Debate faisaient figure d'élèves brillants et pleins de bonne volonté, sans pouvoir masquer complètement les imperfections de leur accent. Aucun d'entre eux, d'ailleurs, n'aura souligné, même pour en sourire, l'étrangeté de la situation : quand quatre locuteurs germanophones et francophones relèguent leurs langues au rang de patois et préfèrent aligner de longues phrases en anglais, avec la fière assurance de candidats à la gouvernance mondiale.
Tout, dans cette mise en scène du débat, semblait conçu pour imiter un show électoral sur CNN. Debout derrière leurs pupitres, les quatre candidats faisaient face au couple de journalistes comme pour signifier : l'Europe est une grande démocratie à l'image des États-Unis. Malgré leurs divergences politiques, les intervenants se sont également retrouvés pour dénoncer le principal danger : la « Russie de Poutine ». Et, quand la représentante des Verts a regretté que l'Europe ne s'oppose pas plus fermement à la Russie, « comme font les Américains », les autres l'ont approuvée d'un air grave. Pour le reste, tous auront proclamé la grandeur de l'Europe, la singularité de l'Europe, la puissance de l'Europe, l'influence de l'Europe, la voix de l'Europe. Mais cette parole n'était qu'une parole étrangère, dans la forme comme dans le fond, y compris pour ânonner que cette entité européenne serait seule « assez vaste pour se faire entendre à l'échelle de la planète ».
Imaginerait-on que la Chine, les États-Unis, la Russie, ces entités avec lesquelles l'Europe prétend rivaliser, s'expriment dans une autre langue que la leur ? La caractéristique de ces nations tient précisément dans ce bien commun ; si bien que la Chine s'administre en mandarin, que la Russie se gouverne en russe et les États-Unis en anglais… En ce sens, l'Union européenne, pressée de jouer son rôle au club des grandes puissances, ne saurait leur être comparée, puisqu'elle est la seule entité mondiale à s'exprimer dans une langue qui n'est pas la sienne, ou seulement très partiellement. Délaissant celles des fondateurs (le français, l'allemand, l'italien…), renonçant au principe du plurilinguisme qui a longtemps caractérisé ses institutions, elle s'en remet à la langue du plus lointain de ses partenaires : le Royaume-Uni, membre de l'Union sur la pointe des pieds et qui, bientôt, n'en sera peut-être plus, ôtant toute justification à cet extraordinaire privilège.
Lire aussi le courrier des lecteurs dans notre édition de juillet 2016.
Qu'est-ce qu'un bien-être écologiquement viable ? Comment distinguer entre le nécessaire et le futile ? L'écologie politique s'est bâtie autour de ces questions. En Espagne, les forces progressistes ont conquis des mairies et se frottent désormais à l'exercice du pouvoir. Une situation qui rappelle celle de certaines municipalités à la fin du franquisme. Pour gagner une élection en France, mieux vaut savoir s'entourer : MM. François Fillon et Pierre Bédier l'illustrent chez Les Républicains, mais la gauche de gouvernement n'est pas en reste. Sélection d'archives en rapport avec le numéro du mois.
Pendant plus de quinze ans, la Fondation Saint-Simon a favorisé en France le rapprochement d'intellectuels de la gauche modérée, de journalistes multicartes et d'industriels. La « pensée unique » fut largement son œuvre.
La fondation Saint-simon voit le jour en décembre 1982, dans l'un des salons de l'hôtel Lutétia, à Paris, sous l'impulsion de François Furet et de MM. Pierre Rosanvallon, Alain Minc, Emmanuel Le Roy-Ladurie, Pierre Nora, Simon Nora et Roger Fauroux. Alors président de Saint-Gobain, ce dernier raconte : « Nous avons pensé qu 'il fallait que le monde de l'entreprise et celui de l'Université se rencontrent. (…) Nous sommes rapidement arrivés à la conclusion que ces rencontres ne pouvaient être fécondes et durables que si nous avions des actions concrètes à mener, ce qui exigeait un cadre juridique et de l'argent. Alors, nous avons cherché des adhérents, d'où un aspect club. Chacun a rassemblé ses amis. François Furet et Pierre Rosanvallon dans l'Université, Alain Minc et moi dans le monde de l'entreprise (1). »
Soixante-douze membres fondateurs furent mobilisés, venant surtout de l'industrie, de la finance, de la haute fonction publique ou de l'univers académique (lire ci-dessous). Le nombre d'adhérents crût ensuite régulièrement, en s'ouvrant notamment à des journalistes, pour dépasser les cent vingt au milieu des années 1990. Ces échanges, présentés comme une fertilisation croisée visaient à faire entrer les sciences sociales dans les entreprises et à faire sortir les intellectuels de « leur tour d'ivoire, où n'arrivaient de l'économie que les échos des catastrophes sociales ».
A cette ouverture des espaces sociaux s'ajoutait une volonté de désenclavement idéologique. La Fondation Saint-Simon aurait ainsi dépassé les oppositions droite-gauche rapprochant « certaines personnes à l'intérieur d'un espace idéologique allant de la droite intelligente à la gauche intelligente ». Alain Minc se souvient : « La Fondation est née en pleine guerre froide idéologique et sociologique. Aujourd'hui, on se parle, mais il faut se souvenir d'où on vient. Albert Costa de Beauregard, conseiller économique de Barre à Matignon, et Jean Peyrelevade, directeur adjoint du cabinet de Mauroy, n'échangeaient pas jusqu'au jour où Saint-Simon leur a permis de découvrir qu 'ils avaient 70 % de leurs idées en commun (2). »
Si le Club Jean-Moulin - qui, à l'époque du gaullisme, regroupa syndicalistes, hauts fonctionnaires et intellectuels - servit au départ de référence, la Fondation Saint-Simon se définit « entre le think tank à l'américaine et le club de réflexion à la française » désireuse de « produire des idées, d'élaborer des projets, de formuler des diagnostics ». Cette référence à l'exemple américain renvoie aussi à l'idée que les financements privés permettraient une plus grande latitude d'action. M. Roger Fauroux explique : « Notre fierté, c'est d'avoir réussi à faire fonctionner notre machine culturelle sans avoir jamais recours à des fonds publics. » Les cotisations individuelles ne suffisant pas, les membres occupant des positions de pouvoir dans des institutions ou des grandes entreprises les sollicitèrent à hauteur de 18 000 euros environ par an. Au nombre de ces contributeurs, on trouvait la Caisse des dépôts, Suez, Publicis, la Sema, le Crédit local de France, la banque Wormser, Saint-Gobain, BSN Gervais-Danone, MK2 Productions, Cap Gemini Sogeti, etc. La fondation pouvait de la sorte compter sur un budget avoisinant les 300 000 euros, qui permit de mener à bien ses activités.
C'est ainsi qu'elle organisa dans ses locaux, situés dans un immeuble cossu du sixième arrondissement parisien, un déjeuner-débat mensuel autour de l'exposé de l'un des membres ou d'un invité. MM. Helmut Schmidt et Raymond Barre, Mgr Lustiger, MM. Robert Badinter, Jacques Chirac, Edmond Maire, Michel Rocard, Laurent Fabius, Valéry Giscard d'Estaing, etc., se sont de la sorte succédé au siège de la Fondation. La quasi-totalité des premiers ministres français y ont commenté leur politique. Ces séances rassemblaient en général entre trente-cinq et cinquante personnes. Selon Jacques Julliard, on y venait« chercher du sens à la complexité, persuadé d'y découvrir le dessous des cartes, grâce au contact direct avec des personnalités influentes ».
Toutefois, l'activité principale de la Fondation consistait en la réunion de groupes de réflexion traitant des questions économiques, sociales ou internationales. Les travaux ont été édités sous forme d'ouvrages (une quarantaine) (3) ou de notes (cent dix). Ces dernières (les fameuses « notes vertes ») oscillaient entre une dizaine et une centaine de pages. Elles visaient à présenter une vision synthétique d'un sujet, répondant ainsi aux velléités pédagogiques de la fondation. Elles devinrent presque mensuelles à partir de 1991, sous l'impulsion d'une jeune équipe (Laurence Engel, Daniel Cohen, Nicolas Dufourcq, Antoine Garapon et Denis Olivennes), regroupée autour de Pierre Rosanvallon, qui non seulement en écrivait certaines, mais choisissait les thèmes et contactait les auteurs potentiels. Editées à mille exemplaires, elles s'adressaient surtout à des hommes politiques, chefs d'entreprise, cadres supérieurs, hauts fonctionnaires, ainsi qu'à quelques intellectuels, à des syndicalistes et à un nombre croissant de journalistes, économiques notamment. Le travail de ces groupes de réflexion a également donné lieu à cinquante séminaires entre 1984 et 1993, destinés au même public et portant sur de thèmes comme « Individualisme libéral et justice sociale » ; « L'avenir du syndicalisme en France » ; ou encore « L'avenir de l'Etat-providence ». L'ensemble de cette production intellectuelle et ses modalités de diffusion jouèrent un rôle important dans la propagation des thèses libérales dans leur version « de gauche » et dans la transformation des cadres de pensée des élites au pouvoir après 1981.
Pour comprendre ce succès, rétrospectivement saisissant, il faut revenir sur la genèse de la fondation et du « décloisonnement » social qu'elle revendique. Le recrutement s'opérant par cooptation, il repose à la fois sur l'importance des liens interpersonnels et sur certaines propriétés sociales particulières. La Fondation Saint-Simon peut de la sorte s'appréhender comme une série de cercles excentriques rassemblant, autour d'un noyau central très soudé, des individus issus d'univers différenciés et attirés par des personnages « ponts ».
A l'origine de la fondation, on retrouve des gens entretenant des relations personnelles fortes, qui vont consolider l'échange social. Certaines de ces relations sont familiales : François Furet épousa en premières noces la sœur de Simon et de Pierre Nora, alors que Roger Fauroux se mariait avec la sœur d'Emmanuel Le Roy-Ladurie. D'autres renvoient à des trajectoires communes, qui ont généré des solidarités solides. Le passage au Parti communiste français entre 1949 et 1956 constitua par exemple un premier creuset d'affiliation. Emmanuel Le Roy-Ladurie et François Furet notamment y préparèrent ensemble l'agrégation d'histoire. Cet engagement, qui obligea le fils d'un ministre et un fils de banquier à transgresser leur univers social ordinaire, souda les deux hommes. Leur rupture avec le PCF après 1956 et l'anticommunisme viscéral qu'il nourrirent les rapprocha de la mouvance plus ou moins structurée autour de Raymond Aron et des revues Preuves, Contrepoint puis Commentaire auxquelles ils collaborèrent. Ils y rejoignirent des syndicalistes chrétiens qui contribueraient au lancement et à l'essor de la CFDT.
Si la lutte contre le « totalitarisme » ne constitue qu'une dimension des trajectoires des membres fondateurs de Saint-Simon, en revanche ils passent presque tous par la nébuleuse modernisatrice. Ces gens « qui voulaient à tout prix faire décoller la France » pour paraphraser Françoise Giroud, étaient avant tout des grands commis de l'Etat, des universitaires, des patrons et des syndicalistes. Ils définirent, après la seconde guerre mondiale, la formule de « l'économie concertée », comme système de collaboration permanente entre l'administration, le patronat et le mouvement syndical, à même selon eux d'en finir avec une dimension conflictuelle des rapports sociaux, vue comme « archaïque (4) ». Autour de figures comme celles de François Bloch-Lainé et de Simon Nora s'élabora une pensée « modemisatrice », assise sur une méfiance tenace à l'égard du « peuple » : « Nous étions explique Simon Nora, le petit nombre qui savions mieux que les autres ce qui était bon pour le pays, et ce qui n 'était pas complètement faux. Nous étions les plus beaux, les plus intelligents, les plus honnêtes, et les détenteurs de la légitimité (5). »
La naissance de Saint-Simon est directement liée à l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981. Si certains futurs membres reçoivent des postes stratégiques dans l'appareil d'Etat (MM. Jean Peyrelevade, Robert Lion), les modernisateurs sont les perdants de l'alternance. L'équilibre des forces au sein du Parti socialiste est alors très largement en leur défaveur. L'échec de Michel Rocard, devenu l'homme des modernisateurs, à faire valoir ses vues au sein du gouvernement généra un ressentiment profond. Serge July, directeur de Libération rejoindra la Fondation Saint-Simon. Il exprime cette déception dès 1981 :
« Si les intellectuels sont pour quelque chose dans l'effondrement du PC, ils ont été battus par ailleurs. Les dirigeants actuels du PS présentent la particularité d'avoir échappé aux quatre grands mouvements de ces vingt-cinq dernières années : l'indépendance de l'Algérie et la décolonisation ; le mouvement réformiste des années 1960 ; 1968 et le mouvement que j'appelle des nouveaux rapports sociaux ; le mouvement antitotalitariste. Il se trouve que les hommes qui sont aux commandes, qui sont de fait à la tête de la gauche, ne sont pas ces gens-là. Et même si Rocard a raison, il a fini par avoir tort puisqu 'il a été battu (6). »
La fondation va alors mener un large combat pour « dépasser certaines pesanteurs du passé et (…) en finir avec la diabolisation antérieure de toute culture de gouvernement, pour ouvrir intellectuellement un nouvel espace à la pensée réformatrice (7) ». C'est-à-dire en clair pour purger la gauche au pouvoir de toute sa culture marxiste, avec ce qu'elle comprend d'utopies, de conflits et de conquêtes sociales. Dans leurs analyses, les rapports de domination vont disparaître, au profit de ceux d'inclusion/exclusion, de même qu'on va passer de l'égalité à l'équité comme fondement philosophique de l'Etat-providence.
La fondation Saint-Simon conserve - voire exacerbe - l'élitisme qui caractérisait la sphère modernisatrice. Parlant de François Furet et de ses camarades, Jean Daniel a expliqué : « Je ne trouvais pas du talent à ces hommes et à ces femmes parce qu'ils étaient mes amis. J'étais devenu leur ami parce que je leur trouvais du talent. Il y avait un côté club chez nous, auquel on accédait par la cooptation, mais seulement en faisant preuve de talent (8). » Le profil-type des élus correspond peu ou prou à une « noblesse culturelle » qui serait dotée d'une essence supérieure, caractérisée par « une largeur de vues, une vision en survol, une culture générale, des capacités de synthèse, bref une somme de vertus que les dominants s'attribuent à eux-mêmes et s'accordent à exiger des impétrants qu 'ils vont coopter en leur sein (9) ». Et chacun des membres, persuadé de représenter la fraction éclairée de l'élite, d'être au contact de gens aussi « intelligents » que lui-même, reprend, diffuse et alimente assez naturellement les interventions de ses pairs. Ce profond ethnocentrisme de classe façonne des visions partagées de la société qui finissent par permettre l'économie d'un certain nombre de questions (tant les réponses paraissent implicites) et des conclusions qui - sans jamais avoir été vérifiées scientifiquement ou même dans la pratique - deviennent des « évidences » au point de ne plus devoir être discutées. S'il existe des différences entre les saint-simoniens, ils sont néanmoins d'accord sur les sujets importants, ceux qui méritent « débat », et sur la manière de les trancher.
La distance apparente entre ces individus ainsi que les effets de brouillage nés de l'opacité de leurs liens renforcent l'impact de ces diagnostics concordants. Quels rapports semblent en effet entretenir a priori un historien de l'Ecole des hautes études en sciences sociales, le PDG d'une grande entreprise nationale, un haut fonctionnaire et un journaliste en vue ? Leurs avis convergents sur un sujet - comme le soutien au plan Juppé de « réforme » de la Sécurité sociale par exemple - ont une efficacité sociale remarquable, car ils paraissent peu suspects de refléter la défense d'un groupe, d'une faction, ou d'intérêts particuliers. Cette légitimité s'effrite pourtant lorsque, après avoir mis au jour les liens qui les unissent, on découvre que la plupart de ces individus ne sont pas hauts fonctionnaires, PDG, journalistes ou intellectuels, mais occupent successivement ou simultanément l'ensemble de ces positions sociales. Roger Fauroux, par exemple, est PDG, puis président d'honneur de Saint-Gobain, mais aussi énarque et inspecteur des finances. Il peut de surcroît arguer de sa proximité avec les intellectuels, puisqu'il est également normalien et agrégé d'allemand. Enfin, actionnaire du Monde (journal dont Alain Minc, trésorier de la Fondation, préside la Société des lecteurs depuis 1985), il a des relations dans la presse. De nombreux autres membres de Saint-Simon partagaient avec lui cette ubiquité qui leur permit d'exister dans des lieux différents, sous des titres différents. Elle favorisa la circulation des langages, des manières, des thèmes, et des questions, concourant à la production de problématiques communes et générant des sentiments de familiarité et de solidarité qui ne s'arrêtent pas aux divisions consacrées du jeu politique.
Nombre des membres de la fondation ont collaboré à des gouvernements au titre de conseillers techniques ou de chargés de mission. Du rapport Minc de 1994 à la commission Fauroux sur l'enseignement, leur mobilisation a été importante. Mais, explique-t-on alors, parce que les projets de société seraient de moins en moins politiques, de plus en plus techniques. Ils échoient donc à des « experts », choisis pour leur « compétence » sur un sujet donné et qu'on suppose « neutres ». L'appui que ces experts reçoivent simultanément d'intellectuels, de hauts fonctionnaires, de syndicalistes de la CFDT, d'industriels, de journalistes, etc., renforce leur position. Il permet également de disqualifier des adversaires en fustigeant leur « angélisme » (pour les intellectuels critiques), « corporatisme » (pour les autres syndicats), « démagogie » (pour les hommes politiques) ou « frilosité » (pour les gens qui se mobilisent contre les « réformes »).
Cette vision d'ensemble de la politique, moderniste et technicienne, n'est ainsi qu'une idéologie qui tait son nom. Mais, en brouillant la relation entre positions sociales et prises de position idéologiques, la fondation a accompli un travail idéologique de dissimulation de son travail politique. Si, au niveau individuel, elle a fonctionné comme un multiplicateur de capital social, elle a constitué, collectivement, un des lieux de ces multiples retournements conservateurs qui fabriquent l'atmosphère de contre-révolution dans laquelle nous vivons. L'un des résultats de ce mouvement est d'avoir réussi à faire passer les progressistes pour des conservateurs, les luttes sociales pour de l'« immobilisme » et le marché pour une valeur de « gauche ». Quand la Fondation Saint-Simon met fin à ses activités, le 31 décembre 1999, cette offensive intellectuelle et idéologique se solde par un succès : le libéralisme apparaît comme l'horizon indépassable de nos sociétés, y compris à gauche, et les lignes de partage privilégiées sont sociétales (ou « morales ») - et plus sociales.
C'est oublier que les sociétés contemporaines se sont construites de manière conflictuelle et que les progrès sociaux n'ont pas été généreusement octroyés par des élites éclairées, mais conquis de haute lutte par l'action collective. Les contre-feux allumés ici et là contre l'utopie capitaliste et ses avocats empressés viennent chaque jour nous rappeler que la « fin de l'Histoire » n'est pas écrite.
Saint-Simon : 72 membres fondateursMichel Albert (pdt AGF), Elisabeth Badinter, Aristide Patrice Blank (PDG Liaisons sociales), François Bloch-Lainé (Pdt Opéra-Bastille), Jean Boissonat (vice-pdt Expansion), Pierre Bonelli (PDG Sema-Metra), Jean-Denis Bredin, Jean-Claude Casanova, Jean-Etienne Cohen-Séat (PDG éditions Calmann-Lévy), Albert Costa de Beauregard (dir. gai. adj. BNP), Jean Daniel, David Dautresme (PDG Crédit du Nord), Claude Durand (éditeur), Roger Fauroux (PDG Saint-Gobain), Luc Ferry, François Furet, Marcel Gauchet, Jean-Louis Gergorin (conseiller du président de Matra), Franz-Olivier Giesbert, Jean-Claude Guillebaud, Pierre Hassner, François Henrot (DGT), Henry Hermand (PDG Gerec), Albert Otto Hirschman, Yves-André Istel (The First Boston Corporation), François Jacob (pdt Institut Pasteur), Jérôme Jaffré (Sofres), Jean-Noël Jeanneney, Jacques Julliard, Serge July, Serge Kampf (PDG Cap Gemini Sogety) Marin Karmitz (MK Productions), Georges Kiejman (avocat), Leslek Kolakowski (philosophe), Milosz Kundera, G. Lasfargues (Banque Vernes), Peter Laslett (sociologue), Emmanuel Le Roy-Ladurie, Maurice Levy (Publicis Conseil), Yves Lichtenberger (resp. mission emploi-nouvelles technologies), Robert Lion (Caisse des dépôts et consignations), Francis Lorentz (Bull), Henri Madelin, Pierre Manent, Bernard Manin, Gilles Margerie (Jacquin de) (inspecteur des finances), Gilles Martinet, Philippe Meyer, Jean-Claude Milleron (dir. de la prévision), Alain Mine, André Miquel (admin. de la BNF), Jérôme Monod (Lyonnaise des Eaux), Edgar Morin, Pierre Nora, Simon Nora (dir. de l'ENA), Mona Ozouf, Jean Peyrelevade (Suez), Evelyne Pisier (prof. de droit), Krzystof Pomian (historien), Jacques Revel (historien), Antoine Riboud (BSN-Gervais Danone), Jacques Rigaud (RTL), Pierre Rosanvallon, Yves Sabouret (Hachette), Rudolf Thadden (von) (historien), René Thomas (BNP), Gilbert Trigano (Club Méditerranée), Marc Ull-mann (RTL), Philippe Viannay (pdt CFPJ), Serge Weinberg (Havas), Gérard Worms (Suez), André Wormser (banquier).
Source : Plaquette de présentation du programme des séminaires publics 1985-1986 (professions à l'époque).
(1) Le Débat, Paris, n° 40, mai-septembre 1986.
(2) Les Echos, 4-5 avril 1997.
(3) Dans la collection « la Liberté de l'esprit » chez Calmann-Lévy.
(4) Voir Richard Kuisel, Le Capitalisme et l'Etat en France, Gallimard, Paris 1984.
(5) Simon Nora, Le Débat, mai-septembre 1986.
(6) « Surpris, soufflés, hors du coup... », entretien avec Serge July et Michel Marian, Esprit, octobre-novembre 1981.
(7) Pierre Rosanvallon, Le Monde, 23 juin 1999.
(8) Cité par Rieffel R., Les Intellectuels sous la Cinquième République, Calmann-Lévy, Paris, 1995, p. 479.
(9) Pierre Bourdieu. La Noblesse d'Etat ; grandes écoles et esprit de corps, Ed. de Minuit, Paris, 1989, p. 210.
Dans « Pastorale américaine » (1997), le romancier Philip Roth met en scène une famille confite de bonheur, incarnation de la réussite sociale, qui soudain se lézarde quand la fille adorée, Merry, se rebelle et, un jour de 1968, fait sauter un bureau de poste.
Elle était désormais jaïn. Son père ignorait ce que cela signifiait jusqu'à ce qu'elle lui expliquât patiemment, de son débit fluide et psalmodiant, de cette voix sans aspérité qu'elle aurait eue à la maison si elle avait pu surmonter son bégaiement sous la tutelle parentale. Les jaïns étaient une secte indienne relativement restreinte, soit, c'était un fait. Quant à savoir si les pratiques de Merry étaient typiques ou relevaient de l'initiative personnelle, il n'en était pas certain, même si elle lui soutenait que le moindre de ses actes était une expression de ses convictions religieuses.
Elle portait le voile pour ne pas nuire aux organismes microscopiques qui habitent l'air qu'on respire. Elle ne se baignait pas parce qu'elle révérait toute forme de vie, y compris la vermine. Elle ne se lavait pas pour ne pas blesser l'eau. Elle ne marchait plus après la tombée du jour, même dans sa chambre, de peur d'écraser sous ses pieds un être vivant. Il y a des âmes emprisonnées dans toute forme de matière, lui expliqua-t-elle. Plus humble est la forme de vie, plus grande la douleur de l'âme qui y est emprisonnée. La seule façon de se libérer de la matière et de parvenir à « une forme de béatitude autonome pour l'éternité », c'était de devenir ce qu'elle nommait avec vénération une « âme parachevée ». On atteint cette perfection uniquement par les rigueurs de l'ascétisme, l'abnégation et la doctrine de l'ahimsa, la non-violence.
Les cinq vœux qu'elle avait faits, dactylographiés sur des fiches cartonnées, étaient scotchés au mur, au-dessus d'un étroit matelas de caoutchouc mousse crasseux à même le plancher qu'elle ne balayait pas. C'était là qu'elle dormait et, dans la mesure où il n'y avait rien d'autre dans la chambre que ce matelas dans un coin et un tas de loques, ses vêtements, dans l'autre, c'était sans doute là qu'elle s'asseyait pour manger ce qui lui tenait lieu de nourriture, et qui devait être bien symbolique à en juger par sa mine.
À la regarder, on n'aurait guère imaginé qu'elle vivait à cinquante minutes d'Old Rimrock, mais bien plutôt à cinquante minutes de Delhi ou Calcutta, famélique non comme le brahmane purifié par ses pratiques ascétiques, mais comme le paria des castes inférieures qui traîne sa misère sur ses jambes émaciées d'intouchable.
Pastorale américaine, traduit de l'anglais (États-Unis) par Josée Kamoun, © Éditions Gallimard, Paris, 1999.
Les tensions récentes entre l'Algérie et le Maroc ont remis à l'ordre du jour un conflit quelque peu oublié, celui du Sahara occidental, qui remonte à près de vingt ans et auquel l'ONU tente d'apporter une solution (1). Les opérations d'enregistrement des électeurs pour le référendum d'autodétermination des populations sahraouies, prévu pour le 14 février 1995, ont débuté fin août 1994, organisées par la commission d'identification de la Mission des Nations unies pour le référendum au Sahara occidental (MINURSO).
Au centre des enjeux, on trouve les 165 000 réfugiés sahraouis qui vivent depuis près de vingt ans en exil, dans des camps installés sur le plateau désertique de Tindouf, en Algérie. Sous l'égide du Front Polisario, la vie sociale s'est rapidement organisée dans les campements et a donné lieu à l'édification d'une société originale, construite sur la base de l'engagement dans une lutte commune pour l'indépendance nationale qui intégrait, comme cela fut le cas pour de nombreux mouvements de libération, un projet progressiste de changement social (2).
Les Sahraouis vivent dispersés. Coupés de ceux qui sont dans les camps, plusieurs dizaines de milliers d'entre eux sont dans les territoires sous contrôle marocain, confrontés à une politique qui allie la surveillance et la répression policières (3), la séduction par les investissements en équipements et l'octroi d'avantages matériels. De nombreuses familles sont également installées depuis plusieurs générations en Mauritanie, en Algérie, au Maroc, d'autres ont émigré dans les années 60 en Europe.
« Dans les camps de réfugiés, il n'existe pas une seule famille qui soit au complet » affirme Hedy, jeune femme médecin formée à Cuba, arrivée dans les campements à l'âge de douze ans, avec sa mère et son frère. Beaucoup ont un père, un frère ou un fils tué à la guerre ou disparu dans les prisons marocaines. L'éclatement des familles et la « mémoire des martyrs » contribuent à entretenir chez les réfugiés leur détermination à poursuivre la lutte.
Les réalisations les plus notables propres à la société des camps concernent l'éducation. Tous les enfants sont scolarisés à partir de l'âge de sept ans dans les écoles primaires situées au niveau des daïras (communes), puis en internats, construits à l'écart des campements (4). Cette généralisation de la scolarité, qui ne concernait auparavant qu'une minorité, s'est accompagnée d'un important travail de sensibilisation des familles.
Selma, psychologue ayant suivi ses études à Oran et qui a en charge le département de formation des institutrices à l'école des femmes, remarque qu' « il est très important de renforcer les liens entre l'école et les mères qui, du fait des mentalités nomades, n'encouragent pas toujours leurs enfants à réussir à l'école ». Le projet de changement social et les nécessités de la vie dans les camps - les hommes sont peu présents, mobilisés pour une bonne part d'entre eux - ont entraîné une évolution du statut des femmes.
Celles-ci assurent désormais diverses responsabilités dans les secteurs de l'administration, de l'action sociale, de la santé et de l'éducation. « Au départ, cela n'a pas été facile précise une responsable de l'Union nationale des femmes sahraouies (UNFS). Pour une femme, avoir une activité professionnelle, s'occuper par exemple des enfants des autres, n'était pas toujours bien accepté et pouvait être perçu comme injuste et peu gratifiant. Mais les choses ont évolué et maintenant les jeunes femmes sont fières des métiers qu'elles exercent et demandent à bénéficier de formations spécialisées (5). »
Définis dès le départ comme prioritaires, les secteurs de la santé et de l'éducation ont progressivement pu élargir leur champ d'action. Ainsi, en 1993 un centre de jour pour enfants handicapés mentaux a été mis en place et il est envisagé de généraliser ce type de structure. Les responsables insistent sur la portée que revêtent ces réalisations non seulement dans le cadre de la vie sociale actuelle, mais aussi pour préparer l'avenir. C'est dans cette double perspective qu'ils gèrent l'aide qu'ils reçoivent des organisations non gouvernementales, des comités de soutien et du Haut commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR).
Les Sahraouis parlent un dialecte dérivé de l'arabe classique, le hassanya. La constitution de la République arabe sahraouie démocratique (RASD) indique que l'islam est la religion d'Etat, mais les Sahraouis tiennent à se définir comme des musulmans tolérants, l'intégrisme leur apparaissant incompatible avec leurs traditions culturelles et religieuses. Toute personne adulte participe à l'un des cinq comités intervenant au niveau communal : santé, approvisionnement, affaires sociales et justice, éducation, artisanat et production. Si, par bien des aspects, l'organisation politique de la vie sociale dans les camps s'apparente à celle des démocraties populaires et de l'ex-URSS, les responsables du Front Polisario ne se sont jamais réclamés d'un projet politique de type communiste.
« Tant qu'on est dans les camps, il ne peut y avoir qu'un seul parti politique. Mais la Constitution prévoit que, après l'indépendance, le multipartisme sera autorisé et qu'il y aura des élections au suffrage universel après une période de transition » indique Ahmed, juriste formé à Alger qui travaille au ministère de la justice. Sur le plan du fonctionnement de l'appareil politique, des évolutions sensibles sont perceptibles. « Aujourd'hui, les jeunes générations n'acceptent plus certaines formes de gestion autoritaire du pouvoir ; il y a eu des débats, des changements réels, et c'est autant de temps de gagné pour l'histoire de notre lutte et de notre peuple » souligne Bechir, professeur d'arabe.
Les populations de l'ouest du Sahara vivaient traditionnellement sur un mode nomade en pratiquant l'élevage (chameaux, caprins, ovins) et le commerce ; elles étaient organisées en castes et en tribus socialement hiérarchisées définissant les positions sociales de chacun (6) - schématiquement aristocratiques ou tributaires. Sous les effets conjugués des grandes sécheresses et d'une expansion plus active de l'administration espagnole (développement des villes et des exploitations minières de fer et de phosphate), elles se sont en partie sédentarisées dans le courant des années 60. Toutefois, les traditions et les mentalités qui demeurent très prégnantes et vivantes autorisent à parler de culture nomade, même lorsque le nomadisme proprement dit n'est plus le mode de vie dominant. Pour les réfugiés, c'est au sein de ce système culturel spécifique et de cet ensemble de valeurs et de pratiques héritées du passé que sont venues se greffer les propositions et les réalisations du mouvement de libération.
L'identification des votants constitue la principale difficulté pour la consultation de février 1995La dimension la plus fondamentale sous-tendant ces mutations sociales s'inscrit dans les nouvelles références identitaires que, dès le départ, les chefs de file de ce mouvement ont activement cherché à faire partager par l'ensemble de la population des réfugiés : l'appartenance au peuple sahraoui uni dans la lutte pour l'indépendance et la participation à une nouvelle citoyenneté porteuse de progrès social et de liberté. Il s'agissait, et il s'agit toujours, de forger une conscience nationale qui prenne le pas sur les identités tribales dénoncées comme source d'archaïsmes, de divisions et de rivalités. Le défi historique le plus délicat à relever ne réside pas tant dans le combat militaire et diplomatique, mais bien davantage dans la mise en place d'un fonctionnement social susceptible de susciter, sur le long terme, l'adhésion des individus et des groupes sociaux.
« Il ne suffit pas de bannir le tribalisme dans le langage pour le supprimer dans les esprits (7). » Cette remarque, formulée en 1978 par un fondateur du mouvement de libération sahraoui, est toujours d'une actualité brûlante : dans de nombreuses parties du globe, se révèlent toute la complexité et le caractère évolutif des interactions entre la construction des Etats modernes, le nationalisme et les références ethniques, religieuses ou tribales. C'est un syncrétisme entre ces différentes composantes qui a été amorcé au sein de l'Etat et de la société des camps de réfugiés.
Les processus de recomposition sociale et de réaménagement identitaire qu'ont connus les réfugiés sahraouis ne sont, quel que soit l'avenir, certainement pas stabilisés. C'est à la vigilance qu'appellent les responsables de l'UNFS lorsqu'elles soulignent la nécessité de continuer la lutte pour préserver et consolider les acquis ; elles attirent l'attention sur le risque toujours possible d'un retour en arrière, « à l'instar de ce qui s'est passé dans d'autres pays où, après une guerre de libération, la femme s'est retrouvée à nouveau reléguée à un niveau inférieur (8) ».
Lors de la consultation d'autodétermination qui doit se dérouler en février 1995, les Sahraouis habilités à voter auront à se prononcer pour l'indépendance du Sahara occidental ou son intégration au Maroc. La délicate question de l'identification des votants constitue la principale difficulté. Le plan de règlement de l'ONU, accepté par le Front Polisario et le Maroc en décembre 1991, stipule que la base du corps électoral est celle établie en 1974 lors du recensement effectué par l'Espagne, qui avait dénombré 74 000 personnes.
A la veille du référendum initialement prévu en janvier 1992, le Maroc avait proposé une liste complémentaire de 120 000 votants, liste avalisée par M. Perez de Cuellar, le secrétaire général de l'ONU de l'époque. La consultation avait alors été annulée et reportée sine die. Aujourd'hui, les travaux de la commission d'identification ont progressé, mais le Maroc continue de multiplier les prétextes et les obstacles - par exemple à propos de la nomination d'observateurs de l'Organisation de l'unité africaine (OUA), dont il a contesté pendant des mois la légitimité (9) - pour entraver le bon déroulement des opérations, tout en déclarant : « Nous sommes décidés à appliquer le plan de paix dans son intégralité (10). » La libération, en juillet 1994, de 424 prisonniers politiques marocains s'était accompagnée d'une déclaration du roi précisant que l'amnistie ne saurait concerner « quiconque ne reconnaît pas la marocanité du Sahara ». De son côté l'Algérie, par la voix de son président, rappelait récemment qu'« il existe toujours en Afrique un pays illégalement occupé ».
Pour le Maroc, la consultation, à laquelle il s'est finalement rallié, devrait se réduire à un référendum confirmatif sur l'intégration du Sahara au royaume chérifien. De son côté, le Front Polisario ne peut accepter un scrutin dont les conditions de préparation et de déroulement ne garantissent pas la libre expression des Sahraouis. Un communiqué de presse publié par le ministère sahraoui de l'information, en juillet 1994, indiquait que la presse internationale a été interdite d'accès à El Ayoun, que les personnes appelées à être identifiées n'ont pas toutes été averties et que les autorités marocaines ont retiré aux citoyens tous les documents espagnols qu'ils possédaient, afin de les empêcher de s'en servir. Cela, précisait le communiqué, « démontre une fois de plus que les choses ne cessent d'évoluer selon la volonté du Maroc et conformément à ses conditions, et que le Maroc continue de dicter à l'ONU la voie à suivre ».
Plusieurs autres interventions du Front Polisario ont attiré l'attention de l'ONU sur les dérives de la procédure d'enregistrement des électeurs. Les autres questions en suspens concernent la réduction des forces armées marocaines implantées au Sahara et fortes actuellement de 200 000 hommes (que l'ONU prévoit de ramener à 65 000 hommes d'ici au 15 décembre 1994) ainsi que la présence d'environ 170 000 colons marocains installés ces dernières années sur le territoire du Sahara occidental. Autant dire qu'en dépit d'avancées notables la perspective d'un référendum impartial et qui marque un terme définitif au conflit du Sahara occidental demeure incertaine.
(1) C'est en janvier 1976 que le Maroc et la Mauritanie ont envahi le territoire du Sahara occidental que l'Espagne, puissance coloniale depuis 1884, leur avait cédé lors des accords tripartites secrètement signés à Madrid en novembre 1975. Le Front Polisario, créé trois années auparavant, accompagne alors l'exode des Sahraouis vers les camps, proclame le 27 février 1976 la fondation d'un Etat indépendant, la République arabe sahraouie démocratique (RASD), et s'engage activement dans la lutte armée, soutenu par l'Algérie (et, jusqu'en 1984, par la Libye). Après le retrait de la Mauritanie, en 1979, le Maroc a étendu son occupation et contrôle actuellement l'essentiel du territoire, défendu par un « mur de sable », Lire Martine de Froberville, « Sahara occidental : échec au plan de paix », Manière de voir, n° 21, février 1994.
(2) Voir Jean Ziegler, Les Rebelles, Seuil, Paris, 1993.
(3) Voir les rapports qu'Amnesty International a consacrés au Maroc et au Sahara occidental en février et en avril 1993.
(4) Voir Christiane Perregaux, l'Ecole sahraouie ; de la caravane à la guerre de libération, L'Harmattan, Paris, 1987.
(5) Depuis la fin des années 70, de nombreux étudiants sahraouis sont accueillis par divers pays - notamment l'Algérie, la Libye, Cuba, la Syrie - pour suivre des études supérieures dans divers domaines : santé, éducation, formations techniques, etc.
(6) Au sujet de l'histoire et des traditions des populations sahraouies, ainsi que sur l'histoire contemporaine du conflit du Sahara occidental, lire Ahmed-Baba Miské, Front Polisario, l'âme d'un peuple, éditions Rupture, Paris, 1978 ; Claude Bontems, la Guerre du Sahara occidental, PUF, Paris, 1984 ; Tony Hodges, Sahara occidental, l'Harmattan, Paris, 1987.
(7) Ahmed-Baba Miské, op. cit., p 247.
(8) Jari Bulaje, « Las mujeres saharauis », Sahara, independencia y libertad, n° 4, mai-juin 1993.
(9) En 1984, la RASD a été admise à l'OUA comme membre à part entière. Le Maroc s'est alors retiré de l'Organisation. Au sujet des obstacles mis par le Maroc aux activités de la MINURSO dans les territoires occupés, lire « L'ONU discréditée », Témoignage chrétien, 16 mai 1994.
(10) Entretien avec M. Driss Basri, ministre de l'intérieur, Maroc, le Monde, 2 septembre 1994.
Récurrent, le débat sur le devoir de mémoire a été relancé par la publication, en français, du livre de Norman Finkelstein, « L'Industrie de l'Holocauste ». Au-delà des critiques justifiées adressées à l'ouvrage, certaines réactions hostiles relèvent de tentatives de manipulation du génocide des juifs. Comme si, sans précédent dans l'histoire, la Shoah ne s'inscrivait pas dans la terrible chaîne des crimes contre l'humanité. Comme si l'universalité des leçons qu'il convient d'en tirer ne garantissait pas sa mémoire. Comme si, pour l'avenir, sa sacralisation n'était pas aussi dangereuse que sa banalisation.
Les dirigeants occidentaux ont boycotté les cérémonies du 70e anniversaire de la Libération à Moscou, sous le prétexte de la crise ukrainienne. Afin de résoudre ce conflit, M. Jean-Pierre Chevènement avait rencontré M. Vladimir Poutine le 5 mai 2014, à la demande du président français. Il décrit ici le chemin qui a conduit à la défiance, et dessine les moyens d'en sortir.
Décidée fin 1991 par Boris Eltsine, président de la Russie, et par ses homologues ukrainien et biélorusse, la dissolution de l'Union soviétique s'est déroulée pacifiquement parce que son président, M. Mikhaïl Gorbatchev, n'a pas voulu s'y opposer. Mais elle était grosse de conflits potentiels : dans cet espace multinational, vingt-cinq millions de Russes étaient laissés en dehors des frontières de la Russie (qui comptait 147 millions d'habitants au dernier recensement de 1989, contre 286 millions pour l'ex-URSS), celle-ci rassemblant au surplus des entités très diverses. Par ailleurs, le tracé capricieux des frontières allait multiplier les tensions entre Etats successeurs et minorités (Haut-Karabakh, Transnistrie, Ossétie du Sud, Abkhazie, Adjarie, etc.). Beaucoup de ces Etats multiethniques n'avaient jamais existé auparavant. C'était notamment le cas de l'Ukraine, qui n'avait été indépendante que trois ans dans son histoire, de 1917 à 1920, à la faveur de l'effondrement des armées tsaristes.
L'Ukraine telle qu'elle est née en décembre 1991 est un Etat composite. Les régions occidentales ont fait partie de la Pologne entre les deux guerres mondiales. Les régions orientales sont peuplées de russophones orthodoxes. Les côtes de la mer Noire étaient jadis ottomanes. La Crimée n'a jamais été ukrainienne avant une décision de rattachement imposée sans consultation par Nikita Khrouchtchev en 1954. La tradition de l'Etat est récente : moins d'un quart de siècle. Les privatisations des années 1990 ont fait surgir une classe d'oligarques qui dominent l'Etat plus que l'Etat ne les domine. La situation économique est très dégradée ; l'endettement, considérable. L'avenir de l'Ukraine — adhésion à l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) ou neutralité — est ainsi inséparable de la reconfiguration des rapports de forces à l'échelle européenne et mondiale. En 1997, M. Zbigniew Brzezinski écrivait déjà que le seul moyen d'empêcher la Russie de redevenir une grande puissance était de soustraire l'Ukraine à son influence (1).
Un dérapage accidentelLe rappel des faits est essentiel pour qui veut comprendre. La crise ukrainienne actuelle était prévisible depuis la « révolution orange » (2004) et la première tentative de faire adhérer le pays à l'OTAN (2008). Cette crise était évitable pour peu que l'Union européenne, au moment du lancement du partenariat oriental (2009), eût cadré la négociation d'un accord d'association avec l'Ukraine, de façon à le rendre compatible avec l'objectif du partenariat stratégique Union européenne-Russie de 2003 : créer un espace de libre circulation « de Lisbonne à Vladivostok ».
Il eût fallu, bien entendu, tenir compte de l'intrication des économies ukrainienne et russe. L'Union eût ainsi évité de se laisser instrumentaliser par les tenants d'une extension de l'OTAN toujours plus à l'est. Au lieu de quoi, Bruxelles a mis l'Ukraine devant le dilemme impossible d'avoir à choisir entre l'Europe et la Russie. Le président ukrainien, M. Viktor Ianoukovitch, a hésité : l'offre russe était, financièrement, nettement plus substantielle que l'offre européenne. Il a demandé le report de la signature de l'accord d'association qui devait être conclu à Vilnius le 29 novembre 2013.
J'ignore si le commissaire européen compétent, M. Stefan Füle, a pris ses directives auprès de M. José Manuel Barroso, alors président de la Commission européenne, et si le Conseil européen a jamais délibéré d'une question qui portait en germe la plus grave crise géopolitique en Europe depuis celle des euromissiles (1982-1987). Le président Poutine a déclaré s'être vu refuser par les autorités européennes (MM. Barroso et Herman Van Rompuy) en janvier 2014, toute possibilité de discuter du contenu de l'accord d'association avec Kiev, sous le prétexte de la souveraineté de l'Ukraine.
Le report de la signature de l'accord par le président Ianoukovitch a été le signal des manifestations dites « proeuropéennes » de Maïdan, qui allaient aboutir, le 22 février 2014, à son éviction. Que l'Union européenne fasse rêver une partie notable de l'opinion ukrainienne est compréhensible. On doit cependant se poser la question de savoir si la Commission européenne était mandatée pour promouvoir les normes et les standards européens à l'extérieur de l'Union. Les manifestations de Maïdan ont été encouragées sur place par les multiples visites de responsables européens, mais surtout américains, souvent éminents (2), tandis qu'organisations non gouvernementales et médias initiaient une véritable guerre de l'information. Ce soutien explicite à des manifestations dont le service d'ordre était assuré pour l'essentiel par des organisations d'extrême droite — Praviy Sektor et Svoboda — ne prêtait-il pas à confusion entre ce qui était du ressort de l'Union européenne et les initiatives de l'OTAN, quand ce n'étaient pas celles de Washington et de ses services ? L'« exportation de la démocratie » peut revêtir des formes diverses.
La non-application de l'accord du 21 février 2014, qui prévoyait une élection présidentielle à la fin de l'année, et l'éviction inconstitutionnelle, dès le lendemain, d'un président qui avait sans doute beaucoup de défauts, mais qui fut quand même élu, peut passer pour une « révolution » ou pour un coup d'Etat. C'est cette dernière interprétation qui a prévalu à Moscou. Bien que la Crimée ait été russe avant 1954, il n'est guère contestable que la décision d'organiser son rattachement à la Russie, même couverte par un référendum, a été une réaction disproportionnée. Elle est contraire au principe constamment affirmé par la Russie du respect de l'intégrité territoriale des Etats, notamment quand ce principe fut bafoué par le détachement du Kosovo de la Yougoslavie. M. Poutine, en Crimée, a fait passer les intérêts stratégiques de la Russie en mer Noire avant toute autre considération, redoutant sans doute que le nouveau gouvernement ukrainien ne respecte pas l'accord donnant Sébastopol en bail à la Russie... jusqu'en 2042 !
Cette crise a donc été un dérapage accidentel. L'annexion de la Crimée n'était pas programmée : M. Poutine clôturait, fin février, les Jeux olympiques de Sotchi, qui se voulaient une vitrine de la réussite russe. Il a surréagi à un événement que l'Union européenne n'avait pas non plus programmé, même si elle l'a encouragé par imprudence. Il est clair qu'elle a été débordée par des initiatives venues d'ailleurs, même si elles trouvaient en son sein des relais importants. La question posée aujourd'hui est de savoir si les Européens vont pouvoir reprendre le contrôle de la situation.
M. Poutine n'avait sans doute pas prévu que les Etats-Unis allaient se saisir de l'annexion de la Crimée pour édicter des sanctions d'abord limitées (juillet 2014), puis beaucoup plus sévères (septembre). Début mai 2014, il se déclarait prêt à circonscrire le conflit. Il encourageait les régions russophones à trouver une solution à leurs problèmes à l'intérieur de l'Ukraine. Le 10 mai, M. François Hollande et Mme Angela Merkel évoquaient, à Berlin, une décentralisation de l'Ukraine à inscrire dans sa Constitution. Le 25 mai, le président Petro Porochenko était élu et immédiatement reconnu par Moscou. Le « format de Normandie » (Allemagne, France, Russie, Ukraine) était ébauché le 6 juin. La crise paraissait pouvoir être résorbée pacifiquement.
Mais tout dérape à l'été : les autorités de Kiev lancent vers les « républiques autoproclamées » une « opération antiterroriste », qui dresse contre elles la population du Donbass. L'affaire tourne court du fait du délitement de l'armée ukrainienne, malgré le soutien de « bataillons de volontaires » pro-Maïdan. Signés le 5 septembre, les accords de Minsk I proclament un cessez-le-feu. Six jours plus tard, le 11 septembre, des sanctions sévères commencent à être mises en œuvre par les Etats-Unis et par l'Union européenne, officiellement pour garantir l'application du cessez-le-feu. Par le canal des banques, tétanisées par les sanctions américaines, le commerce eurorusse va se trouver progressivement freiné sinon paralysé. La Russie décrète des contre-sanctions dans le domaine alimentaire et se tourne vers les « émergents », particulièrement vers la Chine, pour diversifier son commerce extérieur et ses coopérations industrielles.
Dans le même temps, les cours du brut s'effondrent. Le rouble dévisse de 35 à 70 roubles pour un dollar fin 2014. Faute de suivi, les accords de cessez-le-feu s'enlisent. Kiev lance une seconde offensive militaire, qui finit par échouer comme la première. Grâce à l'initiative des chefs d'Etat réunis par M.Hollande, de nouveaux accords, dits « Minsk II », sont signés le 12 février 2015.
Le piège se referme : les sanctions occidentales sont faites, en principe, pour être levées. Or, si le volet militaire des accords de Minsk II s'applique à peu près, le volet politique reste en panne. Il obéit à une séquence bien définie : vote d'une loi électorale par la Rada (le Parlement ukrainien), élections locales dans le Donbass, réforme constitutionnelle, loi de décentralisation, nouvelles élections, et enfin récupération par Kiev du contrôle de sa frontière avec la Russie. Mais, le 17 mars dernier, la Rada adopte un texte qui bouleverse cette séquence en faisant du « retrait des groupes armés » un préalable. Le blocage du volet politique des accords de Minsk par le gouvernement de Kiev oriente en réalité le conflit ukrainien vers un « conflit gelé ». La levée des sanctions est ainsi prise en otage dans un cercle vicieux. En principe, elles ne peuvent être reconduites qu'à l'unanimité. En réalité, c'est la « loi du consensus » qui risque de s'appliquer : déjà, Mme Merkel a annoncé, le 28 avril 2015, que les sanctions européennes seraient probablement reconduites fin juin.
Nous sommes en présence d'une guerre qui ne dit pas son nom. Le débat feutré entre ceux qui souhaitent — généralement à voix basse — le maintien du partenariat eurorusse tel qu'il avait été conçu au début des années 2000 et les partisans d'une politique d'endiguement, voire de refoulement de la Russie, c'est-à-dire en fait d'une nouvelle guerre froide, reflète un heurt de volontés entre Washington et Moscou. Une guerre par procuration se déroule sur le terrain. Elle oppose d'une part l'armée ukrainienne et les « bataillons de volontaires » soutenus par les Etats-Unis et leurs alliés, et d'autre part les milices dites « séparatistes », qui trouvent leur appui d'abord dans la population de l'Est russophone et, bien sûr, dans une aide russe parée aux couleurs de l'aide humanitaire. La poursuite de ce conflit peut conduire à faire de l'Ukraine un brandon de discorde durable entre l'Union européenne et la Russie. A travers une véritable croisade idéologique largement relayée, Washington cherche à la fois à isoler la Russie et à resserrer son contrôle sur le reste de l'Europe.
Les hérauts d'une nouvelle guerre froide nous décrivent la Russie comme une dictature fondamentalement hostile aux valeurs universelles et qui aspirerait à reconstituer l'URSS. Pour ceux qui connaissent la Russie d'aujourd'hui, cette description est outrée, voire caricaturale. La popularité de M. Poutine tient à la fois au redressement économique qu'il a su opérer dans un pays qui avait perdu la moitié de son produit intérieur brut dans les années 1990 et au coup d'arrêt qu'il a su donner à la désagrégation de l'Etat. Son projet n'est pas impérial, mais national. C'est un projet de modernisation de la Russie, étant donné bien évidemment que celle-ci, comme tout Etat, a des intérêts normaux de sécurité.
On peut évidemment tenter de ranimer de vieilles peurs : il en est qui prennent Le Pirée pour un homme (3) et M. Poutine pour un pays. La Russie est en fait en pleine transformation. Sa société est marquée par la montée de couches moyennes nombreuses, qui contestaient souvent le retour de M. Poutine au pouvoir en 2012, mais qui lui semblent aujourd'hui ralliées. Même M. Mikhaïl Gorbatchev considère que l'Occident, depuis 1991, a traité injustement la Russie comme un pays vaincu, alors que le peuple russe est un grand peuple évidemment européen (4). Est gommé le fait qu'il a payé le tribut le plus lourd dans la guerre contre l'Allemagne nazie. Nous assistons ainsi à une véritable réécriture de l'histoire, comme si l'anticommunisme devait éternellement survivre au communisme.
Russophobie médiatiqueLes bases matérielles de la guerre froide — l'opposition de deux systèmes économiques et idéologiques antagonistes— n'existent plus. Le capitalisme russe a certes ses spécificités, mais c'est un capitalisme parmi d'autres. Les valeurs conservatrices affirmées par M. Poutine visent surtout, dans son esprit, à cicatriser les plaies ouvertes pendant la parenthèse de soixante-dix ans qu'a été le bolchevisme dans l'histoire russe.
Le véritable enjeu de la crise ukrainienne actuelle est la capacité de l'Europe à s'affirmer comme un acteur indépendant dans un monde multipolaire ou, au contraire, sa résignation à une position de subordination durable vis-à-vis des Etats-Unis. La russophobie médiatique relève d'un formatage de l'opinion comparable à celui qui avait accompagné la guerre du Golfe en 1990-1991. Cette mise en condition de l'opinion repose sur l'ignorance et l'inculture s'agissant des réalités russes contemporaines, quand ce n'est pas sur une construction idéologique manichéenne et manipulatrice.
La Russie manifeste une capacité de résilience certaine. Il appartient à la France d'incarner, dans le format de Normandie dont elle a pris l'initiative, l'intérêt supérieur de l'Europe. Il est difficile d'accepter que notre politique extérieure soit entravée par des courants extrémistes ou révisionnistes. Pour ma part, je ne mets pas un signe d'égalité entre le communisme et le nazisme, comme le font les « lois mémorielles » votées par la Rada de Kiev le 9 avril dernier. Dans la crise ukrainienne, l'Allemagne conservatrice de Mme Merkel me paraît beaucoup trop alignée sur les Etats-Unis. Elle peut être tentée d'abandonner provisoirement son Ostpolitik traditionnelle vers la Russie pour une percée vers l'Ukraine. Le nombre des implantations industrielles allemandes en Ukraine atteignait mille huit cents en 2010, contre cinquante pour la France. L'Ukraine prolonge naturellement le bassin de main-d'œuvre à bas coût de la Mitteleuropa, avantage comparatif pour l'industrie allemande, que l'augmentation des salaires dans les pays d'Europe centrale et orientale tend aujourd'hui à éroder. L'Allemagne doit convaincre les Européens qu'elle n'est pas le simple relais de la politique américaine en Europe, comme pourrait le faire penser l'instrumentalisation du BND (5) par la National Security Agency (NSA). Le format de Normandie doit être le moyen de faire appliquer Minsk II, bref, de lever l'opposition de l'Ukraine à l'application du volet politique de l'accord. Et l'Europe détient des leviers financiers.
Il est temps qu'une « Europe européenne » se manifeste. Elle pourrait d'abord essayer de convaincre les Etats-Unis que leur véritable intérêt n'est pas de bouter la Russie hors de l'« Occident », mais de redéfinir avec elle des règles du jeu mutuellement acceptables et propres à restaurer une confiance raisonnable.
(1) Zbigniew Brzezinski, Le Grand Echiquier.L'Amérique et le reste du monde, Fayard/Pluriel, Paris, 2011 (1re éd. : 1997).
(2) Notamment Mme Victoria Nuland, secrétaire d'Etat adjointe américaine pour l'Europe et l'Eurasie, le sénateur américain John McCain ou le ministre allemand des affaires étrangères Guido Westerwelle.
(3) Que le lecteur veuille bien excuser cette référence à La Fontaine [Le Singe et le Dauphin]. Ses fables décrivent encore notre univers...
(4) Discours de Berlin, 9 novembre 2014.
(5) Bundesnachrichtendienst : service de renseignement allemand.
Quel fil peut bien relier les ministres ou anciens ministres Emmanuel Macron, Fleur Pellerin et Najat Vallaud-Belkacem, la présidente du conseil régional d'Île-de-France Valérie Pécresse, les journalistes Jean-Marie Colombani et Christine Ockrent, l'homme d'affaires Alain Minc, le banquier Matthieu Pigasse (l'un des propriétaires du Monde SA) ou encore l'ancien premier ministre Alain Juppé ? Tous ont effectué un passage par la French-American Foundation dans le cadre de son programme « Young Leaders ». Tout comme cinq cents autres personnalités françaises, parmi lesquelles le président François Hollande lui-même.
Depuis 1981, cette fondation privée organise des séminaires de deux ans où une douzaine de jeunes Français côtoient les élites américaines de la même classe d'âge. Officiellement, l'objectif est de favoriser le dialogue franco-américain. En réalité, il s'agit de bien faire comprendre aux futurs décideurs français — entrepreneurs, responsables politiques, journalistes — les bienfaits de la mondialisation à l'anglo-saxonne. Certes, on constatera ultérieurement que, ici ou là, l'opération de séduction a échoué (avec M. Nicolas Dupont-Aignan, par exemple). Mais, dans l'ensemble, ces jeunes gens effectueront une brillante carrière au sein des structures de pouvoir et dans les affaires. Des personnalités qui ne feront pas dans l'antiaméricanisme…
Ce programme est révélateur de la stratégie d'influence des États-Unis. Celle-ci s'exerce de manière encore plus spectaculaire à travers le pantouflage des élites, notamment européennes, dans de grandes entreprises américaines. Dernier exemple en date — ô combien symbolique : la décision de M. José Manuel Barroso de rejoindre la banque Goldman Sachs. L'ancien président de la Commission européenne va mettre son expérience et son carnet d'adresses — où figurent notamment tous les dirigeants politiques de l'Union — au service de ce prestigieux établissement… qui a participé au maquillage des comptes de la Grèce pour lui faire intégrer l'euro.
M. Barroso n'est pas le seul commissaire à se reconvertir dans des fonctions lucratives : ce fut le cas récemment de Mme Neelie Kroes (Bank of America) et de M. Karel De Gucht, négociateur et thuriféraire du grand marché transatlantique (CVC Partners). M. Mario Draghi est, quant à lui, directement passé de Goldman Sachs à la présidence de la Banque d'Italie, puis à celle de la Banque centrale européenne (BCE) (1).
Ces allers-retours entre public et privé relèvent de pratiques courantes aux États-Unis. Sous la présidence de M. William Clinton, les instigateurs de l'abrogation — réclamée par Wall Street — du Glass-Steagall Act de 1933, qui séparait banques de dépôt et banques d'affaires, se sont facilement reconvertis dans de grands établissements financiers. Le big business sait récompenser ceux qui l'ont bien servi. À la tête de la Réserve fédérale (FED) de 2006 à 2014, M. Ben Bernanke a favorisé la création monétaire au profit des acteurs financiers en déversant 8 000 milliards de dollars dans l'économie au nom du sauvetage des banques. En 2015, il a intégré Citadel, l'un des principaux fonds d'investissement du pays. La même année, M. Timothy Geithner, l'un des protégés de M. Clinton, ancien secrétaire au Trésor de M. Barack Obama, a rejoint Warburg Pincus, un grand fonds d'investissement.
Le monde des affaires sait aussi miser sur ceux qui, demain, pourront faire prévaloir ses intérêts, lui ouvrir les portes des administrations, relayer son discours. Aux États-Unis, bien sûr, mais aussi dans le reste du monde. Cette stratégie permet de rendre désuet le recours aux pots-de-vin et autres enveloppes. Plus besoin de corrompre ! Fini aussi le chantage direct, les menaces, pour obtenir un marché ou des renseignements. On fait désormais dans le soft power, le lobbying.
Le coup d'envoi en France de cette stratégie de l'influence, que d'aucuns pourraient qualifier de trafic d'influence, a été donné en 1986 lorsque Simon Nora, figure tutélaire et emblématique de la haute administration, a intégré à 65 ans la banque d'affaires Shearson Lehman Brothers, devenue par la suite Lehman Brothers. Au cours de la décennie 1990, la mondialisation a accéléré le pantouflage. Désormais, les grands établissements financiers américains, qui veulent pénétrer le marché français et européen, font leurs emplettes au sein de l'élite hexagonale. Toute une génération d'énarques et d'inspecteurs des finances approche de l'âge de la retraite. Leur salaire en tant que hauts fonctionnaires, dirigeants de banques hier nationalisées ou de grandes entreprises, pour être correct, n'avait cependant rien à voir avec ceux pratiqués outre-Atlantique. Banques et fonds d'investissement leur font miroiter la perspective de gagner en quelques années autant que durant toute leur carrière passée. Tentant ! D'autant qu'ils éprouvent le sentiment d'aller dans le sens de l'histoire.
C'est ainsi qu'en 1989 Jacques Mayoux, lorsqu'il était fonctionnaire, président de la Société générale, est devenu le représentant de Goldman Sachs à Paris. Il a été suivi de beaucoup d'autres. À commencer par M. Philippe Lagayette, ancien directeur de cabinet de M. Jacques Delors lorsqu'il était ministre de l'économie, des finances et du budget, ancien directeur général de la Caisse des dépôts, qui rejoignit JP Morgan en 1998. Les énarques dits « de gauche » ne sont pas les derniers à succomber aux sirènes de ce capitalisme de connivence. Ces personnalités sont choisies et touchent de confortables honoraires pour ouvrir les portes et pour faciliter les fusions et les rachats d'entreprises françaises que lanceront les banques.
Au fil des ans, des centaines de sociétés sont passées de main en main par le biais d'achats à effet de levier (leverage buy-out ou LBO). Chaque fois, les banques d'affaires touchent une commission, leurs dirigeants français ayant bien mérité leurs émoluments. Peu importe, finalement, que la France se désindustrialise, que les salariés soient licenciés pour accroître le rendement du capital, que les déficits commerciaux se creusent. L'essentiel n'est-il pas de saisir la vague de cette finance triomphante ? Hier, ou plutôt avant-hier, les fonctionnaires issus des grands corps de l'État — s'ils pantouflaient déja — s'estimaient investis d'une mission : ils servaient la nation. À partir des années 1990, les mentalités changent. La mondialisation a transformé les missionnaires en mercenaires. Le capitalisme débridé a remplacé le capitalisme d'État.
Ce mouvement s'est amplifié au fil des ans. En 2004, M. Charles de Croisset, ancien président du Crédit commercial de France (CCF), a marché dans les traces de Mayoux en devenant conseiller international chez Goldman Sachs et vice-président de Goldman Sachs Europe. Les branches françaises des cinq grandes banques d'investissement américaines sont toutes dirigées par un énarque (2). M. Jean-François Cirelli, ex-dirigeant de Gaz de France et d'Engie, ancien membre du cabinet du président Jacques Chirac, vient de rejoindre la filiale pour la France et le Benelux de BlackRock. Peu connu du grand public, ce fonds est le premier gestionnaire d'actifs du monde (5 000 milliards de dollars).
Tout aussi symbolique est le parcours de Mme Clara Gaymard. Cette énarque, épouse de M. Hervé Gaymard, ministre de M. Chirac, avait été nommée en 2003 déléguée aux investissements internationaux. De quoi étoffer son carnet d'adresses, l'un des plus fournis de l'énarchie. En 2006, General Electric (GE) lui proposa de prendre la tête de son antenne France, puis la vice-présidence de GE International, l'entité chargée des grands comptes et des relations avec le gouvernement. Elle a servi d'intermédiaire lors du rachat par GE de la division énergie d'Alstom, au printemps 2014. Une fois l'opération achevée, le président du groupe, M. Jeffrey R. Immelt, s'est séparé d'elle brusquement, mais, soyons-en sûrs, avec de bonnes compensations. Pendant dix ans, Mme Gaymard a été l'un des relais essentiels de l'influence américaine en France : membre de la Trilatérale (3), présidente de la Chambre américaine de commerce, membre du conseil d'administration de la French-American Foundation.
Proposer de belles fins de carrière aux seniors, miser sur quelques personnages-clés dans le Tout-Paris médiatico-politique, investir dans de jeunes cadres prometteurs : tels sont les axes de ce soft power qui s'exerce aux quatre coins de la planète. Cet investissement dans la jeunesse se retrouve dans le cas d'Alstom : à la demande du gouvernement français, GE a promis de créer 1 000 emplois nets en France sur trois ans. Mais le groupe s'est au passage engagé à recruter 240 jeunes de haut niveau à la sortie des grandes écoles pour ses « programmes de leadership ». Ces derniers se verront proposer une carrière accélérée chez GE, aux États-Unis et dans le reste du monde. Une opération fort habile de captation des cerveaux ; une manière aussi de vider un peu plus la France de ses forces vives.
Car l'expatriation des capitaux s'accompagne désormais d'un exode des jeunes diplômés vers les États-Unis, mais aussi vers Londres, Singapour ou ailleurs. Ce sont bien souvent les enfants de cette nouvelle caste de managers mercenaires, les relations des parents aidant à leur trouver des postes intéressants dans les multinationales. Dans ce monde globalisé, les élites françaises ont adopté les mêmes comportements et les mêmes ambitions que leurs homologues américaines.
(1) Lire Vicky Cann, « De si confortables pantoufles bruxelloises », Le Monde diplomatique, septembre 2015.
(2) Cf. Jean-Pierre Robin, « Créer son fonds d'investissement, ainsi font font font les petites marionnettes », Le Figaro, Paris, 17 octobre 2016.
(3) Créée en 1973 par M. David Rockefeller, la Commission trilatérale a pour but de resserrer les liens entre les États-Unis, l'Europe et le Japon. Lire Diana Johnstone, « Une stratégie “trilatérale” », Le Monde diplomatique, novembre 1976.
Article mis à jour le 20 janvier 2017 : Jacques Mayoux n'est pas le père de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA).
En France, l'art du mime est souvent associé à Bip, le personnage créé par Marcel Marceau en 1947. La discipline a pourtant traversé l'histoire, prenant les formes les plus différentes : des Grecs — « imitateurs de génie » selon les auteurs, aux comédiens sans texte ni décor — jusqu'à aujourd'hui, en passant par les mimes blancs du XIXe siècle (le fameux Pierrot). À Paris, dans les années 1940, Étienne Decroux développe une grammaire gestuelle poétique : le « mime corporel ». S'éloignant de la pantomime, il estime que « le mime consiste à produire du virtuel, non à restituer le connu : c'est un acte, non une redite ». Plus tard, son fils Maximilien reprendra le flambeau en l'adaptant. Artiste d'inspiration comique, interprète, pédagogue, il défend le mime comme un art vivant, complet et autonome. Il sera le premier à faire dialoguer le langage du corps avec d'autres : la poésie, les musiques électroniques… Un ouvrage qui aide Maximilien à sortir, enfin, de l'ombre de son père.
Riveneuve - Archimbaud Éditeur, Paris, 2015, 286 pages, 20 euros.
En 1936, Objectivist Press, fondé sous le parrainage de William Carlos Williams par les poètes du mouvement objectiviste — notamment George Oppen, Louis Zukofsky et Charles Reznikoff lui-même —, publie Chacun son chemin (Separate Way), ici présenté en édition bilingue : treize poèmes de formes variées dressant un portrait inquiet des années 1930, entre contemplations solitaires dans les rues de New York, prières de paix pour le peuple juif, récits de massacres (la guerre civile autrichienne de 1934) et tableaux de la misère contemporaine. Le poème Dépression décrit ainsi avec une précision dévastée les conséquences de la crise de 1929 : « Ils descendaient la rue à deux ou trois / parlant d'emplois / d'emplois qu'ils obtiendraient peut-être, d'emplois qu'ils avaient eus / sans jamais se tourner pour regarder les arbres ou le fleuve / scintillant au soleil. » La traduction d'Eva Antonnikov restitue le lyrisme contenu et l'enthousiasme fragile qui font la manière de Reznikoff, poète peu connu (même s'il fut jadis édité en France par P.O.L) nous invitant aujourd'hui à poursuivre sa quête lumineuse : « La tâche de l'homme n'est pas encore finie. »
Héros-Limite, Genève, 2016, 80 pages, 12 euros.
Dans cet ouvrage collectif, Jérémie Kroubo Dagnini, spécialiste des musiques populaires jamaïquaines, convie une vingtaine d'intellectuels et d'artistes à (re)penser les musiques noires sous l'angle de la résistance. Il choisit de répondre à un texte du musicologue anglais Philip Tagg intitulé « Lettre ouverte sur les musiques “noires”, “afro-américaines” et “européennes” », adressé à ses collègues universitaires le 4 mai 1987 — et qui, jusqu'à aujourd'hui, continue de faire des remous. Dagnini juge cette lettre « nauséabonde », « perfide » et raciste, dans la mesure où, selon lui, son auteur tend à « déposséder les musiques noires des caractéristiques musicales fréquemment étiquetées “noires” » pour leur prêter des origines européennes — autrement dit, blanches. À ce premier acte de résistance rhétorique viennent s'ajouter, outre des contributions d'artistes, des analyses portant sur l'histoire et la portée sociopolitique de plusieurs musiques : jazz, dancehall, dub poetry, gwoka, reggaetón, maloya ou encore rap.
Camion Blanc, Rozières-en-Haye, 2016, 518 pages, 32 euros.
À l'occasion du 80e anniversaire de la création des Brigades internationales, les Amis des combattants en Espagne républicaine (ACER) et les éditions du Caïman se sont associés afin de leur rendre hommage. Cet ouvrage hétéroclite rassemble des textes d'auteurs-compositeurs-interprètes (Cali, Serge Utgé-Royo) et d'écrivains (Didier Daeninckx, Patrick Bard, etc.), ainsi que deux bandes dessinées. Les nouvelles occupent la plus grande part, et certaines captent la forte particularité de l'héritage qu'ont laissé les brigadistes. On lira ainsi avec intérêt Patrick Fort (« Els ombres del coll dels Belistres »), Tomas Jimenez (« El comunero »), et Roger Martin (« Viva la quince Brigada ! »). On retiendra la confession du personnage de la nouvelle de Maurice Gouiran (« Le premier soir à Barcelone ») : « Je suis encore repu de cette soif de liberté, de ce fol espoir qui nous a unis et étreints durant ces heures-là. »
Éditions du Caïman - ACER, Saint-Étienne, 2016, 336 pages, 15 euros.
La « focale » qu'évoque le titre de cet essai est celle du raisonnement inductif en sciences sociales : à partir de plusieurs cas d'études, comment gagner en généralité par le biais de l'analogie ? Cette perspective est inspirée par l'étude comparative menée lors du second conflit mondial par Everett Hughes, sociologue à l'université de Chicago, sur les relations interethniques aux États-Unis dans le secteur de la production d'armements. Apparentée à la tradition d'enquête de terrain et d'étude des interactions individuelles propre à l'école de Chicago, l'approche inductive de Howard S. Becker permet d'en dépasser le cadre social et historique pour enrichir le corpus des sciences sociales de conclusions originales sur le fonctionnement des mondes de l'art, de la musique, de l'éducation ou… de la drogue. S'attachant aux paramètres particuliers afin de nuancer les lois générales, le sociologue ouvre la boîte noire des processus d'interaction pour y découvrir de nouvelles dimensions permettant la transposition, d'un cas à l'autre, des mécanismes régissant les interactions entre groupes sociaux.
La Découverte, coll. « Grands repères guides », Paris, 2016, 272 pages, 21 euros.
Comment l'humanité a-t-elle imaginé et mis en pratique les moyens d'améliorer son bien-être depuis les « peaux de biches et de lapins » disposées à l'entrée des cavernes à la fin de la grande glaciation de Würm ? Ce recueil propose près d'une trentaine de textes de diverses époques. Tomás Maldonado dénonce le rôle du confort dans « l'assujettissement du tissu social de la société capitaliste naissante » ; Jacques Pezeu-Massabuau se livre à un subtil et paradoxal « éloge de l'inconfort » ; Siegfried Giedion évoque l'héritage ascétique des moines du Moyen Âge. Gordon W. Hewes, Bernard Rudofsky et Joseph Rykwert s'intéressent, eux, aux habitudes posturales adoptées à travers le globe. La « quarantaine de centimètres » séparant ceux qui s'asseyent au sol et ceux qui utilisent des chaises, écrit Rudofsky, « ouvre sur des perspectives, au propre comme au figuré, très différentes ». Un sujet apparemment trivial, mais riche d'enseignements.
Éditions B42 - Centre national des arts plastiques, Paris, 2016, 272 pages, 25 euros.
Rapport sur la banalité du mal : ainsi la philosophe Hannah Arendt avait-elle sous-titré son Eichmann à Jérusalem, récit du procès (1961) et de l'exécution (1962) de l'organisateur du judéocide. Ce dernier lui apparaissait alors comme un médiocre fonctionnaire, un « assassin de bureau » qui se serait contenté d'obéir aux ordres génocidaires des dirigeants nazis. Cette interprétation, Bettina Stangneth la récuse, archives à l'appui. L'historienne et philosophe allemande a recherché et consulté l'ensemble des textes et des interviews d'Adolf Eichmann entre la fin de la seconde guerre mondiale et son enlèvement par le Mossad en 1960 en Argentine, notamment les mystérieux « papiers argentins » du nazi néerlandais Willem Sassen. S'y révèle un convaincu, parfaitement conscient et fier de ses crimes. Selon Dieter Wisliceny, « le sentiment d'avoir cinq millions de personnes sur la conscience était pour lui une satisfaction extraordinaire ». Soixante-dix ans plus tard, l'histoire du génocide nazi continue de s'écrire.
Calmann-Lévy, Paris, 2016, 672 pages, 26,90 euros.
Mis à jour le 6 février 2017.
Comment construire des futurs dans un temps marqué par « l'ivresse mélancolique » et « l'envoûtement négatif » ? Telle est la question posée par ce livre qui se veut une « contribution à la bataille qui s'engage ». Les auteurs défendent l'exercice d'une « pensée potentielle » permettant d'expérimenter des bifurcations dans le cours du temps, échappant au discours sur la fin de l'histoire comme à la fascination apocalyptique. On notera, parmi les modèles proposés, les expérimentations collectives à l'échelle 1:1, qui jouent ou rejouent des moments politiques de lutte, de procès ou de délibération. Ainsi de la « bataille d'Orgreave » de Jeremy Deller, qui reconstitue grandeur nature, en 2001, après un travail d'enquête, une journée de lutte des mineurs britanniques d'Orgreave, en juin 1984. Ou « Cleveland contre Wall Street », « procès de cinéma se substituant à un impossible procès de la crise des subprime ». C'est dans l'espace de l'art que se trouverait ainsi abrité un « espace politique que la démocratie et la justice “actuelles” se montrent incapables de réaliser ».
Manuella, Paris, 2016, 296 pages, 19 euros.
On considère souvent la géographie comme une matière ennuyeuse, alors qu'elle s'intéresse aux enjeux les plus importants du XXIe siècle. Ce Manifeste réunit vingt-trois chercheurs qui s'efforcent de débarrasser leur discipline de son image vieillotte. Selon eux, celle-ci est due à des approches qui n'ont pas su se détacher d'une focalisation étroite sur le local, ni percevoir le caractère biaisé de ce que l'on appelle le développement durable. Le livre s'oppose ainsi aux géographes « climatosceptiques », sinon « écolosceptiques », qui jugent les lanceurs d'alerte « catastrophistes ». Composé de seize chapitres abordant des aspects théoriques et historiques, ainsi que d'études de cas dans les pays des Sud, il défend l'idée que la géographie de l'environnement doit prendre en compte la dimension fortement politique de ce sujet, a fortiori dans le contexte contemporain des débats sur l'anthropocène. Un ouvrage qui devrait faire date, comme La géographie, ça sert d'abord à faire la guerre, d'Yves Lacoste, il y a quarante ans.
Presses de Sciences Po, Paris, 2016, 440 pages, 25 euros.
En Allemagne, après la mort de Georg Friedrich Hegel (1831), conservateurs chrétiens et jeunes hégéliens républicains se déchirent. Les premiers occupent les rares hauts postes universitaires ; les seconds sont des « intellectuels précaires » en colère. Bruno Bauer, théologien passé à l'athéisme militant, propose à son jeune ami Karl Marx (23 ans) de jeter avec lui un pavé dans la mare : ce sera cette Trompette du Jugement dernier, pamphlet très drôle publié en 1841 sous couvert d'anonymat. La philosophie de Hegel y est violemment dénoncée comme athée, antiallemande et révolutionnaire par de prétendus chrétiens fidèles à la lettre de la Bible. La farce sera prise au sérieux et applaudie par les journaux conservateurs, avant sa rapide interdiction. Les marxologues ont ignoré ou nié la part de Marx dans cet ouvrage traditionnellement attribué au seul Bauer. Nicolas Dessaux mène une enquête minutieuse et reconnaît sa patte stylistique aussi bien qu'intellectuelle dans plusieurs chapitres. Il repère, en particulier, un concept majeur du Marx de la maturité : le fétichisme.
L'Échappée, Paris, 2016, 400 pages, 22 euros.
Dans cette série d'entretiens réalisés avant l'élection de M. Donald Trump à la présidence des États-Unis, l'ancien correspondant de guerre du New York Times Chris Hedges fustige les élites de droite comme de gauche, asservies au « pouvoir de la grande entreprise ». Ses analyses, celles d'un lauréat du prix Pulitzer opposé à l'intervention militaire américaine de 2003 en Irak et mis à l'écart par les grands médias, révèlent en creux ce qu'un système, celui de l'« État-entreprise », entend occulter : ces accords de libre-échange contractés en dehors de tous les étais démocratiques, comme le partenariat transpacifique, relèvent du business. Hedges rappelle le concept — défini par le philosophe Sheldon Wolin — de « totalitarisme inversé », c'est-à-dire issu non d'un parti fasciste mais « d'organisations privées, économiques, qui investissent leur argent dans le champ public, achètent les élus, modifient la Constitution et rendent en fin de compte les citoyens impuissants ». Premières victimes : les lanceurs d'alerte comme M. Edward Snowden, contre qui le gouvernement de M. Barack Obama fit durement campagne.
Lux, Montréal, 2016, 128 pages, 12 euros.