La Commission Juncker s’enferme dans ses mensonges, ses arguties juridiques, ses dénis de réalité. L’exécutif européen est désormais un bunker assiégé par les forces du mal forcément anti-européenne, les gardiens autoproclamés des morceaux de la vraie croix communautaire ne pouvant évidemment avoir tort. Dans n’importe quelle démocratie fonctionnelle, Martin Selmayr, dont la promotion express est fortement contestée à la fois par le Parlement européen, les médias et en interne, aurait déjà été débarqué de son poste de secrétaire général de la Commission afin d’éteindre l’incendie. Mais, à Bruxelles, c’est l’inverse qui se passe : Selmayr s’accroche à son poste avec le soutien du président de la Commission, Jean-Claude Juncker, qui menace de partir si son protégé part, inversant ainsi l’échelle des causalités politiques.
Une tragédie
Le collège des commissaires, qui pourrait calmer le jeu, apparaît pour ce qu’il est, une fiction politique, un aréopage de personnalités sans consistance. Bref, la technocratie semble avoir pris le pouvoir au sein de la Commission et les contre-pouvoirs semblent inexistants. C’est une tragédie à laquelle on assiste, car les dégâts politiques engendrés par le SelmayrGate sont d’ores et déjà immenses. Seul un sursaut du Parlement européen pourrait limiter les dégâts en obligeant Selmayr, voire Juncker, à payer la facture de cette faute politique : car c’est la première fois dans l’histoire européenne que la nomination d’un haut fonctionnaire entraine une telle levée de boucliers.
Car la Commission, non seulement a violéle statut des fonctionnaires européens, une bible votée par les États et le Parlement européen, dans sa lettre et son esprit, mais elle a menti et ment encore sur les faits eux-mêmes comme le montrent ses réponses, contenues dans un document de 84 pages rendu public mercredi, aux 61 questions supplémentaires posées par le Parlement européen après la désastreuse audition du 27 mars de Gunther Oettinger, le commissaire chargé de la fonction publique européenne, par la COCOBU (la commission du contrôle budgétaire), qui faisaient elles-mêmes suite à une première salve de 134 questions posées avant ladite audition (le document de réponses fait 81 pages). S’il faut 165 pages pour tenter de justifier une « non-affaire » comme l’a longtemps affirmé la Commission, c’est manifestement qu’il y a un problème.
Une procédure bidonnée
Rappelons les faits qui sont d’une simplicité biblique : le chef de cabinet du président de la Commission, l’Allemand Martin Selmayr, 47 ans, a été nommé successivement, le 21 février, secrétaire général adjoint (SGA) puis secrétaire général (SG), la tour de contrôle de l’administration européenne, après que le titulaire du titre ait annoncé sa décision de prendre sa retraite (à 61 ans). Le tout en quelques minutes. Le mardi 20 février, Selmayr n’était encore que « conseiller principal », sa fonction dans l’administration, c’est-à-dire qu’il n’était ni directeur, ni directeur général adjoint, ni directeur général. Rappelons aussi que Selmayr n’a jamais dirigé un service puisqu’il n’a exercé, depuis sa réussite au concours de fonctionnaire en 2004, que des fonctions politiques ne lui donnant une autorité directe que sur une poignée de personnes : porte-parole de la commissaire luxembourgeoise Viviane Reding de 2004 à 2009, chef de cabinet de la même Reding de 2009 à 2014, chef de l’équipe de transition de Juncker du 1erjuillet au 31 octobre 2014, chef de cabinet à compter du 1ernovembre 2014.
Désormais, l’on sait que la procédure qui a permis à Martin Selmayr de devenir SGA était non seulement bidonnée (une seule candidature, la sienne, l’autre, sa cheffe adjointe de cabinet Clara Martinez –nom non confirmé par la Commission-, ayant déclaré forfait après la clôture de l’appel d’offres), mais clairement détournée de son objet puisque Selmayr savait qu’il ne s’agissait que d’une étape pour être nommé SG. Dans la réponse à la question n° 29, la Commission reconnaît qu’il savait dès le second semestre 2017 qu’il succéderait à Alexander Italianer le 1ermars 2018, une information qui n’a été communiquée ni à l’administration ni aux commissaires. Seuls deux d’entres eux en ont été avertis la veille : Gunther Oettinger (Allemagne, CDU), par fonction, et le vice-président Frans Timmermans (Pays-Bas, socialiste). Là, on est dans le détournement de procédure pur et simple.
Des mensonges à tous les étages
Surtout, la Commission n’arrive pas à justifier l’absence de publication de la vacance du poste de SG au moment où il s’est libéré, le 21 février, afin de permettre à d’autres candidats de se manifester et aux commissaires de faire un choix parmi plusieurs candidats, une exigence générale posée par l’article 4 du statut de la fonction publique européenne afin de garantir la transparence et l’équité, c’est-à-dire l’absence de népotisme et de prévarication. Pour s’en sortir, la Commission affirme qu’un « transfert » au sein d’un même groupe de fonctions et grades est permis par l’article 7, ce qui rend possible, selon eux, la nomination du SGA Selmayr qui disposait déjà à titre personnel du grade AD15 (le minimum pour être SG) au poste de SG. Le problème est que par construction, l’article 7 exclut toute promotion puisque le fonctionnaire est simplement « transféré ». Or, là, il y a bien eu promotion de Selmayr, de SGA à SG.
Mais en imaginant même que l’interprétation de l’article 7 par la Commission tienne la route, comment justifier l’absence d’appel à candidatures pour le poste de SG ? Même s’il y a « transfert », c’est vers un poste vacant, c’est-à-dire publié, pour que tous les fonctionnaires puissent concourir (le poste peut même être ouvert vers l’extérieur). Selmayr et ses affidés du service juridique ont été déterrer une jurisprudence de la Cour de justice européenne affirmant qu’en cas de « réaffectation d’un fonctionnaire avec son poste » dans « l’intérêt du service », la publication n’est pas nécessaire (réponse 1). Malin, mais ça ne tient pas la route. D’une part, parce que pour la Cour, ces cas sont limités à des cas de relations conflictuelles (harcèlement moral par exemple), de carences ou de nécessité de réorganisation de service : il faut à chaque fois que la situation soit « grave », « sérieuse » et « urgente » pour déplacer un poste sans publication. Ce n’est absolument pas le cas dans le cas de la nomination de Selmayr : aucune nécessité de service n’obligeait à exfiltrer avec son poste le SGA Selmayr vers le poste de SG (d’autant que ce n’est pas le même poste !).
Des mensonges sur les faits
D’autre part, ce transfert signifie que l’on part avec son poste, c’est-à-dire que le poste que l’on emporte avec soi disparaît purement et simplement du service où l’on se trouvait. Or la Commission ment purement et simplement sur les faits. Et c’est d’une gravité extrême. Le poste de SGA sur lequel a postulé Selmayr le 31 janvier porte la référence DSG2 (deputy SG) et comme numéro de nomenclature : 143892 (com 2018/292). Il était occupé jusque là par la Grecque Parasquevi Michou nommée en janvier, mais seulement à compter du 1ermars 2018, directrice générale aux affaires intérieures, une date qui correspond d’ailleurs à celle de la prise de fonction de Selmayr. Ce poste aurait donc dû « disparaître » s’il y avait eu réaffectation : il aurait alors fallu que le secrétariat général demande à la direction des ressources humaines la création d’un nouveau poste de SGA s’il voulait le conserver. Or, tel n’est pas le cas : le poste n° 143892 de DSG2 occupé une minute le 21 février par Selmayr a été republié dès le jeudi 22 février (com 2018/551). Il est d’ailleurs occupé temporairement (la Danoise Pia Ahrenkilde-Hansen, l’ancienne porte-parole de Barroso, fait fonction et sera nommée, parions-le à l’issue d’une compétition serrée…).
Donc Selmayr n’a pas été « transféré », ce qui aurait éventuellement pu ouvrir la discussion sur des circonstances exceptionnelles, mais a été promu du poste de SGA à celui de SG comme le prouve l’appel à candidatures sur le poste qu’il a abandonné. Mieux, il est officiellement indiqué dans le système interne de la Commission qu’il est passé du poste de chef de cabinet du président (poste 210198) à celui de SG (poste 16000), sans indication de son bref passage au poste de SGA… Donc, le poste de SG aurait du être publié en vertu l’article 4.
Ce degré de pinaillages sur une interprétation tordue du statut de la fonction publique européenne est proprement hallucinant, alors que l’évidence de bon sens indique que Selmayr a été promu en violation de toutes les règles.
Une carrière qui suscite des questions
Ce n’est d’ailleurs pas le seul mensonge. Ainsi,la Commission a affirmé dans l’un de ses réponses du 24 mars (n° 40) que Selmayr avait été promu conseiller principal à la BERD à Londres le 1erjuin 2014 ,alors qu’il n’a été nommé à cette fonction que le 11 juin 2014 lors d’une réunion du collège de la Commission Barroso. Le procès-verbal de cette réunion indique d’ailleurs que sa promotion ne prendra effet que le 1erjuillet 2014. Pourquoi une telle « erreur » (rectifiée dans le second paquet de réponses) ? Tout simplement pour faire croire qu’il a exercé au moins temporairement une fonction dans les services alors que c’est faux : le 1erjuillet 2014, il a été détaché auprès de Juncker comme chef de l’équipe de transition… Donc, il n’a exercé aucune de ses deux fonctions administratives (conseiller principal et SGA) avant d’être parachuté au poste de SG, ce qui est là aussi une violation du statut qui exige une expérience de plusieurs années.
Toute la carrière de Selmayr est d’ailleurs étrange : entré au grade AD 6, grade de base, en 2004, il est promu au grade AD7 en 2007, puis tous les deux ans, il grimpe d’un grade. Étonnant, car deux ans, c’est le minimum requis et je n’ai aucun exemple, avant lui, d’un tel exploit. En 2013, il est donc AD10. En 2014, on va lui offrir un ascenseur express : un concours externe est ouvert pour un poste « juridique » de conseiller principal à la BERD, ce qui est curieux pour une telle fonction. 91 candidats et qui le réussit ? Selmayr qui se retrouve ainsi AD14. Comment ne pas penser qu’il s’agit d’un concours externe taillé sur mesure pour lui afin de le faire grimper de quatre grades d’un coup (avec le plantureux salaire qui va avec) ? Étrange, surtout lorsqu’on assiste au mouvement de personnel de l’époque, Viviane Reding semblant rendre service à son collègue Olli Rehn, commissaire chargé des questions économiques et monétaires, qui a propulsé son protégé Selmayr au poste de conseiller principal, en nommant son chef de cabinet, Timo Pesonen, directeur général adjoint à la communication, la matière faisant partie de son portefeuille… Selmayr veillera à le promouvoir directeur général en juillet 2015.
Autant dire que la carrière de Selmayr est autant météorique qu’étrange. Les placards n’ont manifestement pas fini de révéler de nouveaux cadavres.